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mardi 23 janvier 2018

NICANOR PARRA AU PARADIS DE L'ANTIPOÉSIE



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NICANOR PARRA AU PARADIS DE L'ANTIPOÉSIE ILLUSTRATION  LORENZO MARQUÉS 

103 ans, quelques mois après la parution de sa première anthologie en français. Nicanor Parra au paradis de l'antipoésie

Dans un pays qui a donné d’immenses poètes, de Gabriela Mistral à Pablo Neruda (tous deux prix Nobel de littérature), Nicanor Parra occupait une place singulière. Révélé en 1954 par ses iconoclastes Poèmes et Antipoèmes, il se déclarait en guerre contre les vers académiques et les contraintes, s’érigeait en ennemi de toutes les autorités établies, l’église en particulier. Son exceptionnelle longévité fera de lui, à son corps défendant, ce qu’il n’avait pas voulu être : une institution nationale. Statut que paracheva le prix Cervantès, le Nobel des lettres hispaniques, qu’il reçut en 2011. Depuis, il vivait loin du monde dans la ville balnéaire de Las Cruces, où il est mort mardi, à 103 ans. [ Il passa ses dernières années dans sa maison côtière de Las Cruces, à 150 km de Santiago, mais c'est dans sa maison de la commune de La Reina dans la banlieue est de la capitale qu'il décède (le 22 janvier dernier). ] Le public français a pu tardivement découvrir la richesse et l’humour de son œuvre grâce à la parution en juin 2017 d’une imposante anthologie bilingue (1).

Dans sa fratrie, issue de la petite bourgeoise provinciale, tout le monde jouait de la guitare, chantait du folklore, composait ou écrivait. En premier lieu sa sœur cadette Violeta (1917-1967), aujourd’hui considérée comme la plus grande autrice-compositrice de la langue espagnole. Après un premier recueil de poésie sous l’influence de Garcia Lorca, en 1937, il s’affranchit des formes mais ne bascule pas dans l’avant-garde. Ses armes sont le paradoxe et l’ironie. « Qu’est-ce qu’un antipoète ? » demandait-il. «Un prêtre qui ne croit en rien ? Un général qui doute le lui-même ?» La longue énumération s’achève par : « Marquez d’une croix la réponse qui vous semble correcte. » (1)

Duchamp et Hamlet

Au fil des années et de ses voyages, il avait digéré les apports de Marcel Duchamp et de la Beat generation. Sur sa passion pour Shakespeare, son admirateur Roberto Bolaño rapportait une anecdote. Quand il lui rendit visite, Parra l’accueillit en anglais, avant de préciser : « Ce sont les paroles de bienvenue qu’offrent des paysans du Danemark à Hamlet. » Mathématicien, professeur de physique, il avait pour gagne-pain l’enseignement, et avait un poste à l’université de Santiago en 1973 quand survient le coup d’État du général Pinochet. La gauche lui reprochera d’être resté dans le pays, au moment ou de très nombreux artistes et intellectuels prenaient le chemin de l’exil (d’autres furent emprisonnés ou assassinés).

Auparavant, il n’avait pas épargné les socialistes. En 1972, dans la série de vignettes dessinées Artefacts, il détournait le célèbre slogan de l’Unité populaire de Salvador Allende en montrant une foule arborant la pancarte : «La gauche et la droite unies ne seront jamais vaincues». Mais en 1977, son récital de poésie intitulé Feuilles de Parra (ce qui signifie aussi «feuilles de vigne») était rempli d’allusions à la situation politique. Exemple : «Le renard fait la loi dans le poulailler.» Après onze représentations, le chapiteau qui abritait le spectacle fut détruit par un incendie.

Nicanor Parra a reçu mardi les hommages de la présidente Michelle Bachelet et de son successeur Sebastian Piñera, qui prendra ses fonctions le 10 mars. Deux jours de deuil national ont été décrétés.

(1) Anthologie 1937-2014, Le Seuil/Librairie du XXe siècle. Traductions de Bernard Pautrat avec la collaboration de Felipe Tepper. 725 pp., 34 €