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samedi 16 décembre 2017

«IL Y A UNE PASSION DE LA GAUCHE FRANÇAISE POUR L'AMÉRIQUE LATINE»


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FRANÇOIS MITTERRAND, SALVADOR ALLENDE, GASTON DEFERRE
ET CLAUDE ESTIER AU PALAIS DE LA MONEDA,
À SANTIAGO AU CHILI, LE 19 NOVEMBRE 1971.
PHOTO IFM
À l'occasion de l'élection présidentielle au Chili, l'historienne Judith Bonnin revient sur l'histoire d'amour entre le PS de François Mitterrand et le socialisme de Salvador Allende.
Par François-Xavier Gomez
PHOTO NON DATÉE AFP
Tant Michelle Bachelet, la présidente sortante du Chili, que Alejandro Guillier, le candidat de gauche qui dispute ce dimanche le second tour de la présidentielle face au conservateur Sebastián Piñera, ont des racines françaises (c’était aussi le cas du dictateur Augusto Pinochet). Dans la classe politique française, Marisol Touraine (PS), Raquel Garrido (FI) ou Sergio Coronado (EE-LV) sont enfants d’exilés chiliens. Les liens entre les gauches des deux pays sont étroits, comme nous l’explique Judith Bonnin, agrégée d’histoire et docteure de l’université Paris-Diderot (1)

L’expérience du programme commun de la gauche française en 1972 est-elle héritée de celui qui avait porté au pouvoir Allende un an auparavant?

Les premières tentatives d’union de la gauche en France sont antérieures, et l’Unidad Popular n’a pas vraiment eu d’impact théorique sur les socialistes français. En revanche, l’élection de Salvador Allende a démontré qu’une gauche unie pouvait remporter un scrutin dans le contexte de la guerre froide.

François Mitterrand réserve au Chili son premier long déplacement à l’étranger en tant que premier secrétaire du PS, en novembre 1971. Pourquoi?

La volonté du Parti socialiste issu du congrès d’Epinay était de marquer une rupture avec la SFIO sur tous les plans, notamment les relations internationales. L’influence de Claude Estier a été déterminante. Comme journaliste, il avait effectué de nombreux voyages en Amérique latine, et était beaucoup plus tiers-mondiste que les militants SFIO. Ce voyage au Chili était une bonne occasion de gauchir l’image de Mitterrand. D’autant que c’est à cette occasion que, de façon imprévue, le futur président rencontre pour la première fois Fidel Castro.

La gauche française était-elle alors tiraillée entre Cuba et le Chili?

Pour la gauche non communiste, Cuba n’était pas fréquentable, Castro n’ayant pas instauré une démocratie comme on l’entend en Occident. Et Mitterrand n’avait pas d’intérêt théorique pour un quelconque modèle cubain. A l’opposé, le Chili incarnait un socialisme démocratique, arrivé au pouvoir dans un cadre électoral légal, grâce à une union de la gauche très large. C’était aussi un exemple d’émancipation de la tutelle des États-Unis.

Un attelage où les socialistes pesaient davantage que les communistes ne pouvaient que plaire à Mitterrand?

Attention, toutes les formations étiquetées «socialistes» ne partagent pas la même idéologie. Le PS de Salvador Allende ne faisait pas partie de l’Internationale socialiste, il était trop marxiste et révolutionnaire pour ça. L’interlocuteur naturel de la famille socialiste était le modeste Parti radical. Ce qui avait séduit les socialistes français chez Allende, c’était sa capacité à unir les courants de gauche.

François Mitterrand n’était pas hispanophone. Qui dans son entourage l’a rapproché du monde latino-américain?

En premier lieu Claude Estier, qui lui sert d’interprète lors de ce voyage au Chili. Et Régis Debray, qui n’apparaît pas alors dans l’organigramme socialiste, mais va devenir un passeur important. Sans oublier un personnage moins médiatique, Antoine Blanca, qui deviendra ambassadeur dans les années 80. Un connaisseur de fond des dossiers, l’expert officiel de la zone ibéro-américaine.

Quel était l’intérêt pour Allende de recevoir un leader de la gauche française?

À cette époque la confrontation avec les États-Unis était vive. Le gouvernement chilien s’était lancé dans un plan ambitieux de nationalisations. Allende voulait montrer que l’expérience de l’Unidad popular avait des alliés au sein de l’Internationale socialiste, à un moment où la guerre froide était une réalité.

Et après le coup d’État du 11 septembre 1973?

L’ensemble de la gauche française va s’investir dans l’accueil des exilés, et le PS veut clairement être à la pointe de la solidarité avec le Chili. L’idée était explicitée dans des notes internes : pour une fois, des socialistes étaient victimes de l’impérialisme, il importait de ne pas laisser ce terrain à l’appareil communiste et ses mouvements. Pour autant, il n’y a pas eu au PS d’éloge total et absolu du modèle chilien.

En 1974, Mitterrand se rend à Cuba…

Oui, juste après sa défaite contre Giscard d’Estaing et les Assises du socialisme. Cette visite est anachronique en regard de la position de la gauche vis-à-vis de Cuba, les intellectuels ayant pris leurs distances depuis plusieurs années. En 1974, le PS est moins gêné par la question des droits démocratiques, ce qui prime c’est le symbole géopolitique que constitue Cuba : son raisonnement serait «le Chili d’Allende est tombé, mais il reste un combattant anti-impérialiste». Ce qui n’implique pas une valorisation du régime cubain.

Quelle importance a eu la solidarité avec les Chiliens?

Le coup d’État de 1973 a été un moment capital pour une génération qui était trop jeune pour avoir participé aux combats de la décolonisation. Avec le Vietnam, il a changé leur vision du monde, leur a fait prendre conscience des rapports de force sur la planète. La solidarité déployée a marqué toute une frange militante pendant une dizaine d’années. Puis l’intérêt pour le Chili s’est émoussé, même si Pinochet était toujours au pouvoir.

En reste-t-il quelque chose aujourd’hui?

Peut-être une nostalgie de l’engagement, qui est aussi celle d’un discours marxiste et anti-impérialiste porté par le PS. Au-delà, il y a une vieille passion de la gauche française pour les révolutions, héritée de la révolution française. Et l’Amérique latine est, après 1945, le continent qui a le plus incarné la révolution. C’est aussi une région où la France n’est pas gênée par des questions de colonialisme ou de néo-colonialisme.

(1) Auteure des Voyages de François Mitterrand, le PS et le Monde (PUR, 2014), contributrice de François Mitterrand et l’Amérique latine (Le Seuil, 2017).