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dimanche 19 novembre 2017

AU CHILI, LES INÉGALITÉS N’EN FINISSENT PAS DE SE CREUSER


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MINE DE CUIVRE DE LOS BRONCES, PRÈS DE SANTIAGO DU CHILI,
 EXPLOITÉE PAR CODELCO, LA COMPAGNIE MINIÈRE CHILIENNE,
 EN DÉCEMBRE 2011.
 PHOTO  ARIEL MARINKOVIC 
 


Ancien ouvrier de la construction, José Cuevas est « indigné ». Comme plus de 90 % des Chiliens, il touche une pension de 220 euros par mois, qui ne lui permet pas d’assurer son quotidien, alors que le salaire minimum est de 367 euros. « Nous sommes à la charge de nos trois enfants », explique, le visage triste, son épouse, Clara, 72 ans. Le couple souhaiterait « un système plus juste, financé par l’Etat, l’employeur et l’employé ».
Par Christine Legrand

Alors, à 74 ans, pour la première fois de sa vie, José est descendu dans les rues de Santiago, le 26 mars, pour manifester aux côtés de plusieurs milliers de chiliens contre le système privé de retraites, imposé en 1981 par le général Augusto Pinochet (1973-1990). Une mobilisation d’une ampleur inédite depuis celle des étudiants en 2011.


SANTIAGO AU CHILI PHOTO IVAN ALVARADO
Depuis trente-six ans, les Chiliens sont obligés de déposer 10 % de leurs salaires en vue de leur retraite sur des comptes gérés par six entités privées, les Administrations des fonds de pensions (AFP). Celles-ci placent le tiers des cotisations en Bourse ou dans de grandes entreprises, sous forme d’investissements à très bas taux d’intérêt. Seulement 40 % des cotisations sont redistribués sous forme de retraites dont les montants sont déterminés par la fluctuation des marchés. Unique au monde, ce système rapporte d’énormes bénéfices aux AFP.

Les profondes inégalités sociales sont le revers de la médaille de ce que l’on a appelé « le miracle chilien », fait, pendant plusieurs décennies, d’une croissance spectaculaire due aux exportations du cuivre, la principale richesse du pays. La chute des matières premières dans le monde a changé la donne et l’économie chilienne tourne au ralenti depuis 2015. Le coefficient Gini place le Chili comme le pays le plus inégalitaire de l’Organisation de coopération et de développement économiques, dont il est membre.

« Il y a peu de mobilité sociale »

« Le lourd héritage néolibéral de Pinochet est pratiquement intact, car tout est encore privatisé, les retraites, mais aussi la santé et l’éducation », souligne Marcos Peña, étudiant en économie à l’Université du Chili. Comme la majorité des jeunes Chiliens qui n’appartiennent pas à l’élite économique, il a dû recourir à un prêt bancaire pour payer ses études, tout en sachant qu’il mettra des années à le rembourser. La gratuité dans l’éducation, la grande promesse de la présidente socialiste, Michelle Bachelet, reste balbutiante et partielle.

Début novembre, les réseaux sociaux se sont enflammés à la suite de la révélation de la mort d’une adolescente de 13 ans. En 2015, Daniela Vargas était sur une liste de patients en attente de recevoir une transplantation cardiaque. Mais la clinique, privatisée à 80 %, de l’Université Catholique avait refusé de l’opérer prétextant que la situation familiale et économique de la patiente ne garantissait pas un succès postopératoire. Ceux des Chiliens qui disposent d’une assurance-maladie privée ont une bonne couverture médicale, tandis que les autres, qui n’ont que la Sécurité sociale, peuvent patienter des mois, voire des années, sur les listes d’attentes des établissements de santé.

« Il y a peu de mobilité sociale au Chili. Si l’on n’appartient pas à la poignée de familles riches, le travail et le talent, sans capital, sont insuffisants pour monter une petite entreprise », regrette Lucia Mendez, jeune institutrice, qui rêve de monter une petite épicerie bio avec son mari. Le couple, comme l’immense majorité des Chiliens, vit perpétuellement endetté et sa priorité actuelle est de rembourser son crédit logement sur quarante ans. « Michelle Bachelet a lancé de nombreuses réformes, explique l’institutrice, mais elle s’est heurtée à une opposition féroce des grands entrepreneurs, qui défendent leurs privilèges. Ce ne sont que six ou sept familles, pas plus de 200 hommes d’affaires millionnaires, mais ils sont tout puissants depuis l’époque de la dictature militaire. »

La réforme de la loi du travail mise en place, le 1er avril, par la présidente a toutefois renforcé le pouvoir des syndicats. Désormais, en cas de grève, les entreprises n’ont plus le droit d’embaucher de nouveaux travailleurs pour remplacer les grévistes. En revanche, le travail au noir est répandu, sans que l’on ait de chiffres officiels. Il ne cesse de croître avec l’arrivée de migrants venus de Colombie, du Pérou et, plus récemment, d’Haïti. Cette main-d’œuvre bon marché a modifié le paysage urbain. La plupart de ces migrants sont domestiques dans les hôtels ou chez les marchands ambulants, qui proposent, à chaque coin de rue, des salades et des jus de fruits.
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« Le pire est derrière nous »

Une vive polémique a divisé, fin août, l’équipe économique de Mme Bachelet, entre partisans et adversaires d’un projet minier, Dominga, dans le nord du pays, évalué à près de 2 milliards d’euros. La présidente a tranché en rejetant ce projet critiqué par les écologistes, qui dénonçaient des dangers pour l’environnement. Cela a entraîné la démission, inédite dans l’histoire du Chili, des ministres des finances et de l’économie. Les grands entrepreneurs se sont emparés de l’exemple de Dominga pour accuser la présidente chilienne de ne pas avoir donné la priorité à la croissance et d’avoir adopté des réformes contribuant à une méfiance des investisseurs. « Le projet Dominga a été rejeté de façon arbitraire », condamne le président du syndicat des entreprises minières, Diego Hernandez, « car c’était le meilleur projet minier au monde ».

À Santiago, dans le building ultramoderne où siège Codelco, la compagnie minière chilienne, la plus grande productrice de cuivre au monde, son président, Nelson Pizarro a retrouvé le sourire. « Le pire est derrière nous », affirme-t-il. Depuis ces derniers mois, les cours de l’or rouge remontent. M. Pizarro calcule que le bénéfice net de la compagnie devrait dépasser le milliard de dollars en 2017.

C’est un atout immense pour le futur président, qui sera élu le 19 novembre. Il lui sera cependant difficile d’enterrer les réformes de Mme Bachelet, s’il ne dispose pas de la majorité au Parlement.