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mercredi 11 octobre 2017

REDÉCOUVRIR ENFIN CE QUI FUT RECOUVERT


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COLOMB REÇOIT DES PRÉSENTS DES INDIGÈNES TANDIS
QUE SES COMPAGNONS DRESSENT UNE CROIX DE BOIS

GRAVURE THÉODORE DE BRY (1528-1598), FRANCFORT, 1592.

1492-1992, l’histoire par le glaive. Dans la terminologie officielle, le cinquième centenaire du premier voyage de Christophe Colomb, en 1492, ne commémore plus la « découverte de l’Amérique » mais la « rencontre des deux mondes ». Une façon de dés européaniser partiellement une odyssée à la fois individuelle et collective, celle du grand Amiral de la mer océane et celle d’un continent conquérant qui allait, par le feu et par le sang, entamer l’unification de la planète et en écrire l’histoire à partir de ses propres catégories. Mais, en 1992, les survivants du génocide d’il y a cinq siècles récusent une célébration qui enfouirait encore davantage leur apport à la culture multiforme de l’histoire humaine.

GRAVURE EXTRAITE DE THÉODORE DE BRY, 
Tout ce qui est d’importance aujourd’hui s’est-il décidé en 1492 ? Autrement dit, les événements qui convergent et s’organisent durant cette année-clé, et d’abord la rencontre de deux mondes, l’européen et l’américain, dessinent-ils l’une de ces bifurcations majeures de l’histoire ? Questions d’autant plus actuelles pour une commémoration que nous vivons l’un de ces moments décisifs qui sont, d’emblée, perçus – même si leur signification reste opaque – comme historiques, marquant une fracture dans la chronologie, points d’arrivée et points de départ.

C’est Voltaire qui, dans ses Remarques sur l’Histoire, écrit que la fin du quinzième siècle constitue un tournant capital : « L’Amérique est découverte ; on subjugue un nouveau monde et le nôtre est tout changé. » Et l’enseignement universitaire français fait de 1492 la date charnière entre Moyen Age et Temps modernes. L’early modern history des Anglo-Saxons commence aussi en 1492. Ce point de vue est, dans l’ensemble, accepté, parfois magnifié par les historiens et les essayistes qui ont choisi de célébrer le cinq centième anniversaire de 1492, l’annus mirabilis.

Ils le font avec plus ou moins de nuances. Bernard Vincent, auteur de la réflexion la plus rigoureuse, la plus stimulante sur l’année admirable, écrit ainsi qu’elle voit s’amorcer le mouvement qui va déplacer le centre de gravité de la planète, et il insiste sur « l’unification du monde » qui suit le voyage de Colomb (1).

Jacques Attali, dans un livre foisonnant qui passe du récit traditionnel à la vue prospective, est convaincu que « les cinq figures emblématiques – le Marchand, l’Artiste, le Découvreur, le Mathématicien, le Diplomate – et les cinq valeurs majeures d’aujourd’hui – la Démocratie, le Marché, la Tolérance, le Progrès, l’Art – n’auraient pas leur sens moderne si 1492 s’était déroulé autrement (2) ». Mais un historien aussi pertinent que Bartolomé Bennassar ne donne à 1492 qu’une valeur symbolique, la naissance des temps nouveaux se produisant vers les années 1520. Querelle secondaire ? Bennassar s’en défend. Choisir une date exceptionnelle pour marquer une naissance, c’est faire prévaloir le temps recréé sur le temps vécu. Car, affirme-t-il, « les hommes et les femmes de 1492 n’ont eu en aucune façon la conscience de changer d’époque (3) ».

L’Amérique, déduction d’humaniste

[CARTE MARINE DE L'OCÉAN ATLANTIQUE NORD-EST,
DE LA MER BALTIQUE, DE LA MER MÉDITERRANÉE ET
DE LA MER NOIRE, ACCOMPAGNÉE D'UNE
MAPPEMONDE CIRCULAIRE]
AUTEUR : COLOMB, CHRISTOPHE (1450?-1506)
Voire. Ce qui frappe au contraire, selon Jacques Heers (4), c’est la rapidité avec laquelle la nouvelle de la « découverte » de Colomb se propagea. Les dates parlent d’elles-mêmes : le 1er avril 1493, à peine plus de trois semaines après l’arrivée à Lisbonne, deux semaines seulement après le retour à Palos, la lettre de Colomb annonçant l’événement sort des presses à Barcelone. Et elle est imprimée à Rome dès le 29 avril 1493. Puis ce sera Florence en octobre. Mais il est vrai que, selon les milieux, la résistance à la découverte est plus ou moins grande : banquiers, éditeurs et imprimeurs, notables d’Espagne ou du Portugal, de France ou d’Angleterre mesurent l’importance de l’événement. Par contre, les hommes de « science » des grands centres d’humanisme, en Italie et en Allemagne surtout, se montrent circonspects et même réticents. Ce qui conduit Heers à se demander s’il n’y avait pas incompatibilité entre les thèmes inspirés de l’Antiquité, la Renaissance et le Nouveau Monde, ou plus précisément encore entre la « science » et l’ aventure que représente l’entreprise même de la Découverte.
En fait, ce problème du rapport entre la connaissance scientifique et l’initiative de Colomb est une des questions centrales que pose son voyage. Pour Régis Debray, dans un petit livre tout d’intelligence et de sens de la formule, « l’Amérique, déduction d’humaniste papivore, est la fille légitime de Gutenberg ; et son avènement le point d’aboutissement d’une très longue odyssée textuelle (5) ». Et il est vrai, comme le rappelle Bernard Vincent, que Colomb non seulement a l’expérience de la mer, mais qu’il est un grand lecteur et qu’il correspond avec les savants (astronomes, médecins, mathématiciens) qui peuvent l’éclairer sur son projet.

Mais, en même temps, Colomb est un autodidacte qui ignore les rudiments de la navigation astronomique, et qui est donc incapable de déterminer correctement les latitudes. Il s’inscrit ainsi à la fois dans l’univers de la connaissance de son époque et dans l’erreur. Et, comme si son entreprise apportait la confirmation de l’idée selon laquelle les hommes ne savent pas l’histoire qu’ils font, c’est précisément cette erreur qui le fait réussir, contre les calculs savants, alors même que, victime de ses illusions, il ne sait pas qu’il a découvert un « nouveau monde ». Il voit d’ailleurs son entreprise « comme un accomplissement de prophéties bibliques, celle d’Isaïe en particulier sur la reconquête de Jérusalem » et l’on mesure à cette phrase combien sont multiples les causes qui provoquent un événement historique et poussent un individu à agir.

PORTRAIT D'ANTOINE DE NEBRIJA
À l’origine il y a incontestablement la volonté farouche d’un homme, son acharnement à convaincre, sa passion, la confiance en son destin, la foi qui l’habite. Colomb, rappelle Bernard Vincent, priait à toutes les heures canoniques comme les prêtres et les religieux. Il est proche des franciscains, partage avec eux la croyance en l’ambivalence de l’or. « L’or est chose excellente », dit-il. Et, comme eux, il se préoccupe des lieux saints, espère entrer en contact avec les chrétiens d’outre-Jérusalem, ceux qui habitent les territoires du Grand Khan, situés dans l’Inde la plus éloignée.

Cet esprit de croisade – l’une des motivations de Colomb – imprègne toute l’Espagne. Et l’entreprise n’aurait pas été possible sans la rencontre entre l’obstination d’un homme et la politique d’un État-nation qui vient, avec la reconquête de Grenade (le 2 janvier 1492) de chasser les musulmans de son sol. Carmen Bernard et Serge Gruzinski, dans leur remarquable Histoire du Nouveau Monde (6), mettent l’accent sur l’importance de cette chute du royaume musulman de Grenade. Sur l’exaltation « nationaliste » qui s’ensuit, sur la poussée xénophobe et d’intolérance qu’elle entraîne, puisque les juifs sont expulsés d’Espagne le 31 mars 1492. Bernard Vincent et Jacques Attali rappellent aussi que la publication, en août 1492, de la grammaire castillane de l’humaniste Antonio de Nebrija – première grammaire en langue vernaculaire – marque la volonté de trouver dans la langue le ciment de l’unité nationale, « après que la religion chrétienne a été repurgée, après que les ennemis de notre foi ont été vaincus par la guerre et la force des armes », écrit Nebrija.

LA GRAMMAIRE DE LEBRIJA
C’est dans ce climat que s’insère la démarche de Colomb. Si, le vendredi 3 août 1492, les trois navires quittent le port de Palos et gagnent l’océan, c’est parce que, de tous les pays d’Europe, l’Espagne est celui qui, en cette fin du quinzième siècle, a le plus conscience d’être une nation. Comme l’ont été la reconquête, l’expulsion des juifs et la grammaire castillane de Nebrija, le voyage de Colomb est un moyen d’affirmer la puissance de l’État et sa volonté d’imposer sa marque au monde. Il s’inscrit ainsi dans un faisceau d’événements.

Mais, dès lors, la rencontre entre cette Espagne-là et le « nouveau monde » ne peut pas être une «découverte ». D’abord parce que l’Amérique est déjà habitée par des millions d’hommes, qui y ont construit une civilisation. Mais surtout, comme le souligne Eduardo Galeano, parce que « ceux qui envahirent l’Amérique ne surent pas ou ne purent pas la voir (7) ».

Dans la mesure, explique-t-il, où « l’Espagne catholique s’imposait en tant qu’Espagne unique, annihilant par le feu et le sang l’Espagne musulmane et l’Espagne juive », elle ne pouvait que vouloir détruire ceux qu’elle rencontrait. Il ne s’agissait pas, dans ces conditions, d’une découverte, mais bien plutôt, selon Galeano, d’un « enlisement ». Et celui-ci va de pair avec un génocide.

PORTRAIT DE CHRISTOPHE COLOMB
ATTRIBUÉ À RIDOLFO DEL GHIRLANDAIO
GALATA MUSEO DEL MARE
Sur ce point, tous les auteurs déchirent le voile. Dans les Rendez-vous de Saint-Domingue (8) René Luneau rappelle que, selon certains historiens, l’invasion a effectivement représenté le plus grand génocide de l’histoire humaine. Bernard Vincent et Jacques Attali donnent des chiffres effrayants. Des soixante à quatre-vingts millions d’Amérindiens (on dénombre à l’époque en Europe une centaine de millions d’habitants), plus de 80 % disparaissent en quelques années. L’île d’Hispaniola comptait de sept millions à huit millions d’habitants en 1492, il n’en restera plus que 125 en 1570, (et déjà moins de quatre millions en 1496). On comprend que les représentants des Indiens récusent aujourd’hui la commémoration triomphaliste : « Pour nous, ça va être les cinq cents ans de nos malheurs », écrivent-ils (9). Et les catholiques contestataires s’inquiètent de ce «rendez-vous de Saint-Domingue » qui, en octobre 1992, doit voir le pape Jean-Paul II présider la IVème conférence générale de l’épiscopat latino-américain et les fêtes du cinquième centenaire. Même les plus modérés réclament une « célébration pénitentielle»  en «demandant pardon pour la destruction des civilisations indiennes et la déportation des Africains en esclavage (10) » .

Car les Indiens ne sont pas seuls concernés. La découverte de Colomb est un pas décisif vers l’unification du monde. Comme l’écrit Jacques Attali, l’Europe devient un « continent-histoire », autrement dit, elle impose sa civilisation à l’ensemble des terres. Et, au coeur de cette Europe, il y a l’Espagne. Le castillan et, derrière lui, le portugais deviennent les langues de la conquête. Une diaspora espagnole (celle des musulmans et des juifs, chassés, et celle des chrétiens) porte cette langue et cette culture. L’unification linguistique symbolise la nouvelle unité du monde. Celle-ci s’exprime aussi par une unification microbienne aux conséquences tragiques : la syphilis passe d’Amérique en Europe et les épidémies – grippe, pneumonie, peste, rougeole – venues de l’Ancien Monde ravagent le Nouveau. En même temps que l’exploitation inhumaine des populations dans les mines et les champs oblige à importer d’Afrique une main-d’oeuvre noire, créant de nouveaux liens d’une rive à l’autre de l’océan et déclenchant ainsi un mécanisme de métissage que rien ne peut arrêter.

Une européanisation du monde

L’unification est aussi alimentaire. Riz, blé, caféier, canne à sucre font le voyage d’est en ouest ; maïs, pomme de terre, haricot, tomate, manioc, tabac, piment effectuent le trajet inverse. Et, naturellement, l’or et l’argent achèvent de tisser cette trame serrée qui, désormais, enserre le monde, développant ses conséquences jusqu’à aujourd’hui. Elle implique aussi l’Afrique par le biais de la traite, si bien qu’il s’agit non pas d’un tête-à-tête entre l’Europe et l’Amérique, mais bien d’une « européanisation du monde », d’un échange inégal entre l’Europe et les autres continents.

Par ce constat, toute commémoration, toute réflexion sur 1492 rejoint l’actualité de 1992. Edwy Plenel en fait la brillante démonstration dans les trente étapes de son Voyage avec Colomb (11) initialement publié en feuilleton au cours de l’été 1991 dans le Monde. Ce « va-et-vient entre hier et aujourd’hui » s’achève par un entretien avec l’écrivain colombien Alvaro Mutis, vieux complice de Gabriel Garcia Marquez, qui s’exclame : « Je suis du camp des vaincus. Le vaincu est le seul qui sait vraiment ce qui s’est passé. Il a traversé une épreuve qui rend sage. Le vainqueur, c’est un aveugle qui finira à Sainte-Hélène en essayant toujours d’arranger son personnage. »

C’est une cécité que récuse Jacques Attali : « Je voudrais, écrit-il, qu’on ait le courage de regretter le mal fait alors aux hommes par des hommes, de demander pardon aux victimes, de leur accorder enfin leur vraie place dans la mémoire du monde (12). » Régis Debray est plus corrosif lorsque, rapportant l’attitude de Cortès qui fit brûler un Indien qui mangeait de la viande humaine, « parce que, dit Cortès, je voulais qu’on ne tuât personne », il remarque : « Nous condamnons Cortès pour illogisme, mais nous sommes fiers de brûler et d’asphyxier cent mille Irakiens du haut des airs pour leur apprendre à respecter la vie et les biens d’autrui, après quoi arrivent, dans la foulée, des commandos et, à l’abri de notre formidable puissance de feu, nos saints hommes et nos saintes femmes… (13 ».

Rien n’a-t-il donc changé dans le fonctionnement de l’histoire depuis 1492 ? Ce début de notre histoire, le moment où nous (l’Europe) façonnions le monde nouveau ? Comme l’écrivait le Père Ignacio Ellacuria, quelques mois avant d’être sauvagement assassiné par des militaires salvadoriens : « Ce qui a été réellement découvert – en 1492 – c’est ce qu’était réellement l’Espagne, la réalité de la culture occidentale et celle de l’Église à ce moment. Tous (…) se sont mis à découvert. Ils n’ont pas découvert l’autre monde, ils l’ont recouvert. Ce qui nous reste à faire aujourd’hui, c’est de découvrir ce qui a été recouvert et que surgisse un “nouveau monde” qui ne soit pas seulement la répétition de l’ancien, qui soit véritablement neuf. Est-ce possible ? Est-ce pure utopie ? (14) »

Écrivain et historien ; auteur, entre autres, de la Fontaine des Innocents, Fayard, Paris, 1992.


(1) Bernard Vincent, 1492, l’Année admirable, Aubier, Paris, 1991, 226 pages, 115 F.
(2) Jacques Attali, 1492, Fayard, Paris, 1991, 362 pages, 120 F.
(3) Bartolomé Bennassar et Lucile Bennassar, 1492, un monde nouveau, Perrin, Paris, 1991, 274 pages, 128 F.
(4) Jacques Heers, la Découverte de l’Amérique, Complexe, Bruxelles-Paris, 1991, 190 pages, 59 F.
(5) Régis Debray, Christophe Colomb, le visiteur de l’aube, La Différence, Paris, 1991, 124 pages, 59 F.
(6) Carmen Bernard et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, de la découverte à la conquête, Fayard, Paris, 1991, 769 pages, 190 F.
(7) Eduardo Galeano, Amérique : la découverte qui n’a pas encore eu lieu, Messidor, Paris, 1991, 118 pages, 70 F.
(8) Les Rendez-vous de Saint-Domingue, les enjeux d’un anniversaire, 1492-1992, sous la direction d’Ignace Berten et de René Luneau, Centurion, Paris, 1991, 365 pages, 145 F.
(9) Ibid.
(10) Ibid.
(11) Edwy Plenel, Voyage avec Colomb, Le Monde-Editions, Paris, 1991, 259 pages, 98 F.
(12) Jacques Attali, op. cit.
(13) Régis Debray, op. cit.
(14) In les Rendez-vous de Saint-Domingue, op. cit.