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lundi 9 octobre 2017

PRIX NOBEL D'ÉCONOMIE: L'IMPOSTURE


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HAZEL HENDERSON

Une querelle inhabituelle a récemment secoué l’atmosphère feutrée de la remise des prix Nobel. La voix de M. Peter Nobel, un des héritiers du fondateur Alfred Nobel, s’est ajoutée au concert de protestations de scientifiques de plus en plus nombreux contre la confusion entourant le « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ». Depuis son établissement par la Banque centrale suédoise, en 1969, ce prix de 1 million de dollars est confondu avec les vrais prix Nobel, au point qu’on le désigne souvent, à tort, comme le « prix Nobel d’économie » (et, en anglais, Nobel Memorial Prize).
Dans son numéro du 10 décembre 2004, le grand quotidien suédois Dagens Nyheter a publié une longue tribune signée du mathématicien suédois Peter Jager, membre de l’Académie royale des sciences, de l’ancien ministre de l’environnement Mans Lonnroth, désormais titulaire d’une chaire « Technologie et société », et de Johan Lonnroth, économiste et ancien membre du Parlement suédois. L’article montrait de manière détaillée comment certains économistes, au nombre desquels plusieurs récipiendaires du prix de la Banque de Suède, avaient fait un mauvais usage des mathématiques en créant des modèles de dynamiques sociales irréalistes.

« Jamais, dans la correspondance d’Alfred Nobel, on ne trouve la moindre mention concernant un prix en économie, nous a précisé M. Peter Nobel dans un entretien exclusif. La Banque royale de Suède a déposé son œuf dans le nid d’un autre oiseau, très respectable, et enfreint ainsi la “marque déposée” Nobel. Les deux tiers des prix de la Banque de Suède ont été remis aux économistes américains de l’école de Chicago, dont les modèles mathématiques servent à spéculer sur les marchés d’actions – à l’opposé des intentions d’Alfred Nobel, qui entendait améliorer la condition humaine. »

Le choix des lauréats de l’année 2004 a peut-être constitué la goutte d’eau de trop. Une nouvelle fois, le prix a couronné deux économistes américains, MM. Finn E. Kydland et Edward C. Prescott, qui, dans un article de 1977, avaient « démontré » à partir d'un modèle mathématique que
LES BANQUES CENTRALES DOIVENT ÊTREINDEPENDANTES DE TOUTE PRESSION DESELUS - Y COMPRIS DANS UNE DÉMOCRATIE (!!!).
La présentation des lauréats du prix de la Banque de Suède glorifiait leur article de 1977 et son «grand impact sur les réformes entreprises en de nombreux lieux (dont la Nouvelle-Zélande, la Suède, L'UK et la zone euro) pour confier les décisions de politique monétaire à des banquiers centraux indépendants ».

Or de telles « réformes » posent un problème dans les démocraties où l'on se soucie de la transparence des décisions publiques. La politique monétaire détermine la répartition des richesses entre créanciers et débiteurs, la politique des revenus et l'égalité des chances. Trop rigoureuse, elle pénalise les salariés en favorisant le chômage, elle renchérit le remboursement des prêts au profit des organismes de crédit et des détenteurs de capitaux.

Les préjugés idéologiques des économistes néoclassiques sont établis, de même que l'irréalisme de nombre de leurs postulats. Mais un nouveau groupe de scientifiques - dans des domaines aussi variés que la physique, les mathématiques, les neurosciences ou l'écologie - demandent à leur tour que le prix de la Banque de Suède en sciences économiques soit élargi, correctement attribué, dissocié des prix Nobel, ou simplement aboli.

Ces objections proviennent de chercheurs en sciences « dures », qui étudient le monde naturel et dont les découvertes sont soumises à vérification et à réfutation. Le prix d'économie dévalue à leurs yeux les vrais prix Nobel. En particulier depuis l'ouvrage classique de Nicholas Georgescu-Roegen, l'économie subit un feu roulant de critiques émanant d'écologistes, de biologistes, d'experts en ressources naturelles, d'ingénieurs, de spécialistes en thermodynamique. Une démarche multisectorielle
- économie écologique, économie des ressources naturelles, etc. - ne remédie pas aux erreurs fondamentales de l'économie néoclassique, que certains comparent à une croyance religieuse, notamment dans sa foi en la « main invisible » des marchés.

La vieille question de savoir si l'économie est une science ou une profession refait surface. La plupart de ses « principes » n'étant pas soumis à l'épreuve, alors que le sont les lois de la physique grâce auxquelles on peut envoyer une fusée sur la Lune, il s'agit plutôt d'une profession. On peut par exemple démontrer que le « principe » dit « optimum de Pareto» (Idée que l'allocation des ressources dans une économie est telle qu'à partir d'un certain moment on ne peut pas améliorer le bien-être de quelqu'un sans nuire à celui d'un autre) ignore la question de la distribution préalable des richesses, du pouvoir et de l'information, conduisant ainsi à des résultats sociaux injustes.


La présentation mathématisée de ces concepts sert souvent à masquer leur idéologie sous-jacente.

Et à mettre hors de portée intellectuelle du public, et même des élus, des problèmes présentés comme trop «techniques» pour eux. Ainsi, non seulement les économistes gagnent en influence au sein des puissantes institutions qui les emploient, mais on les soumet rarement aux critères d'évaluation des autres professions.

Un médecin encourt un procès s'il commet une faute dans le traitement d'un malade ; des économistes peuvent, par leurs mauvais conseils, rendre un pays malade en toute impunité.

Les nouvelles découvertes des chercheurs en neurosciences, des biochimistes et des scientifiques du comportement portent le fer dans la plaie la plus constante des économistes néoclassiques : l'assimilation de la "nature humaine" à un "agent économique rationnel" obsédé par le souci de maximiser son propre intérêt.

Fondé sur la peur et la rareté, ce modèle est celui du
cerveau reptilien et du caractère étroitement territorial de notre passé primitif. Chercheur en neurosciences à l'université Claremont, Paul Zak a, au contraire, déterminé une relation entre la confiance, qui pousse les humains à se regrouper pour coopérer, et une hormone reproductive nommée oxytocin. (...) Contrairement à ce que postule la mathématisation de l'économie, les gens ne se comportent pas comme des atomes, des balles de golf ou des cochons d'Inde.

À l'inverse de l'« homme économique rationnel» imaginé dans des livres théoriques, les humains ont une « rationalité » sans rapport avec le sens que les économistes donnent à ce mot. Complexes, leurs motivations incluent le soin des autres, le partage et la coopération, souvent dans un cadre bénévole.

Les simulations informatiques fondées sur les groupes d'agents rendront peut-être l'économie plus
« scientifique » à l'avenir. Actuellement, les hypothèses fondamentales de l'économie sont patriarcales - ce qui ouvre un intéressant champ de recherche à une « économie féministe ».

La controverse sur le prix de la Banque de Suède en sciences économiques - un prix dont l'objectif était deconférer à cette profession l'aura de la science - a fait resurgir toutes ces questions importantes.

Une imposture scientifique est mise en cause. Si cette controverse n'a guère de chances de figurer au menu des élites regroupées à Davos, dans la Suisse enneigée, elle mériterait d'être à l'ordre du jour du Forum social mondial de Porto Alegre.

Hazel Henderson

http://www.monde-diplomatique.fr/2005/02/HENDERSON/11930