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samedi 12 août 2017

NICANOR PARRA, UN CENTENAIRE TOUJOURS SUBVERSIF


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L’œuvre si tonique de l’antipoète chilien est désormais accessible en français dans une anthologie bilingue très complète
Isabelle Rüf

COUVERTURE
«POÈMES ET ANTIPOÈMES»
Le 5 septembre de cette année, si tout va bien, Nicanor Parra fêtera son 103e anniversaire, dans sa maison de Las Cruces, au Chili, face à l’océan Pacifique. Le plus âgé des poètes latino-américains est aussi une référence absolue pour la génération suivante: Roberto Bolaño disait de lui: «Je dois tout à Parra», et ils sont nombreux à revendiquer son héritage.

La monumentale anthologie que publie La Librairie du XXIe siècle en donne la mesure: elle contient un recueil majeur, les Poèmes et antipoèmes (1937-1954) et une anthologie des écrits postérieurs. Un antipoète donc, un anti-Neruda (avec lequel il entretiendra des rapports d’admiration et de méfiance mutuelles), qui a fait exploser la langue boursouflée de métaphores de la poésie inspirée de la tradition espagnole et française et l’a remplacée par les mots de tous les jours, les références à la vie quotidienne et le sens de l’absurde.

Gracias a la vida

Nicanor Parra est né au sud du Chili en 1914, l’aîné d’une fratrie de huit. Son père était un musicien, virtuose de violon et de guitare, artiste ambulant, buveur et foireur, mort à 44 ans. La mère était issue de la petite paysannerie terrienne. Tous les enfants sont aussi devenus des artistes – musiciens, saltimbanques, comédiens. La plus célèbre: Violeta Parra, dont la chanson Gracias a la vida est devenue un succès mondial, et qui s’est suicidée en 1967. Nicanor fait des études de mathématique et de physique, publie en parallèle des poèmes dans des revues, et en 1937, un premier recueil, Cancionero sin nombre.

Ce «Chansonnier sans nom» ne figure pas dans l’anthologie, semble très influencé par García Lorca. C’est bien plus tard, après un séjour aux Etats-Unis et un autre de deux ans à Oxford pour étudier la cosmologie, qu’il trouvera sa voix et sa voie, se réclamant de dada, de Kafka et de Charlie Chaplin. Il doit aussi aux avant-gardistes russes et aux poètes américains – Walt Whitman surtout.

Référence

En 1954 paraît son deuxième recueil, les Poèmes et antipoèmes, libérés des modèles européens: Nicanor Parra, professeur à l’Université du Chili à Santiago, devient une référence pour la poésie en langue espagnole. Il la débarrasse de sa gangue de métaphores usées et y introduit une dimension nouvelle, celle de l’humour noir. L’antipoésie n’est pas un mouvement, pas plus qu’une doctrine, elle n’est que la pointe de l’aiguille qui fait exploser le ballon boursoufflé du canon littéraire.

« L’auteur ne répond pas des désagréments que pourraient occasionner ses écrits:/ A son grand regret/Le lecteur devra toujours se tenir pour satisfait. »

Le poète ou l’antipoète passe par une phase de quatre ans pendant laquelle il ne peut parler que par mots isolés, «la langue collée au palais», jusqu’à ce qu’il trouve un langage écrit qui soit une façon de «converser et communiquer avec les interlocuteurs». Felipe Tupper, éditeur de l’ouvrage, le dit dans sa postface: «Chaque livre met à mal les limites séparant la poésie de la prose, la poésie de la philosophie, – ou de la sociologie, ou de la psychiatrie.» Dans les années 1970, Parra édite des mini-textes illustrés de dessins à la Paul Klee, les Artefactos visuales, qu’on peut utiliser comme cartes postales, des «éclats de grenade» du type «la gauche et la droite unies ne seront jamais vaincues», des artefacts qui dynamitent à la fois le discours officiel, le système de diffusion et la notion d’auteur.
« Le devoir du poète/Consiste à surpasser la page blanche/Je doute que ce soit possible. »
En politique, Nicanor Parra se dit plus franc-tireur que militant, plus tard écologiste. Une photo de 1970 qui le montre en train de saluer Pat Nixon au cours d’une réception d’écrivains à la Maison-Blanche lui vaut les foudres de la gauche latino-américaine. Pendant la dictature de Pinochet, après 1973, il doit quitter son poste de professeur. En 1977, dans les Sermons et prêches du Christ d’Elqui, il rend hommage à un prédicateur errant, récupérant la parole populaire et déjouant la censure. Il accumule les prix et les invitations dans le monde. La remise du Prix Juan Rulfo, en 1991, lui offre l’occasion d’un discours-fleuve hilarant, dit «de Guadalajara», impertinent, libre, un véritable art poétique.

Lui qui a été plusieurs fois proposé pour le prix Nobel de littérature, revendique plutôt celui de Lecture. Grâce à la traduction de Bernard Pautrat, cette œuvre de salubrité littéraire est désormais accessible en français, en vis-à-vis de l’espagnol si tonique de Nicanor Parra, jeune poète centenaire.