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jeudi 2 février 2017

LE SUPERMARCHÉ DU BOUT DU MONDE


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PHOTOGRAPHIES RÉALISÉES PAR GEORGI LAZAREVSKI 
DANS LA RÉGION DE MAGALLANES (EXTRÊME SUD DU 
CHILI) ENTRE JANVIER 2011 ET MARS 2013, LORS DU 
TOURNAGE DE SON FILM DOCUMENTAIRE « ZONA FRANCA » (2016).

Le besoin de fuir le fracas du monde invite parfois à rêver de ses marges : des espaces éloignés, des recoins préservés, des îlots de fraîcheur encore empreints de la pureté d’antan. La pointe méridionale du continent américain exerce son attraction sur des voyageurs en quête d’ailleurs. Au milieu des grands espaces, ils y découvrent… un supermarché et ses rayonnages familiers.
par Georgi Lazarevski

CÉCILE MARIN, GÉOGRAPHE CARTOGRAPHE
INDÉPENDANTE ET COLLABORATRICE RÉGULIÈRE
DU « MONDE DIPLOMATIQUE »
«Zona Franca : tout ce que le monde offre de meilleur en un seul et même endroit ! » Claironnée par une voix nasillarde, la phrase résonne de part et d’autre du détroit de Magellan. Dans cette contrée balayée par des vents réputés rendre fous, les ondes s’immiscent dans tous les foyers : « Plus de neuf millions de clients, 300 millions de dollars de chiffre d’affaires cette année, venez nous rendre visite ! » La radio égrène ses slogans publicitaires. Tous célèbrent un même lieu : la Zona Franca (zone franche), cette vaste étendue de centres commerciaux érigés sur les rives du détroit, à l’emplacement exact de la « pointe de sable » qui donna son nom à la grande ville du sud de la Patagonie chilienne, Punta Arenas.

Ce port a connu son heure de gloire à l’aube du XXe siècle, avant la construction du canal de Panamá. Il était alors un point de passage obligé pour les bateaux reliant les océans Atlantique et Pacifique et fuyant les tempêtes du cap Horn. Désormais, des paquebots aussi grands que des immeubles, en route pour Ushuaia, font escale en ces lieux, déversant leurs milliers de touristes en quête d’évasion.

Ici, « le bout du monde » (el fin del mundo) est avant tout un label, une marque destinée à susciter le rêve. Et qui connaît une infinité de déclinaisons : bières, cafés, restaurants, circuits touristiques et même routes nationales, comme cette portion de la route 9 rebaptisée « route du bout du monde ». On promet aux arrivants qu’ils pénètrent dans les marges de la société, des contrées « intouchées ». On leur laisse entendre qu’ils ont coupé le cordon ombilical avec leur vie de tous les jours ; que, sur cette terre, tout serait encore possible. Ceux qui y croient en seront pour leurs frais. Les guides touristiques les ramèneront dans le droit chemin : « Impossible de visiter Punta Arenas sans faire du shopping à la Zona Franca, le plus grand centre commercial de Patagonie (1)  ! »

Le visiteur découvre alors que le centre du monde n’a pas attendu les paquebots touristiques pour en investir les marges avec ses allées de béton, ses entrepôts, ses concessionnaires automobiles, ses galeries marchandes où s’accumulent les écrans à cristaux liquides dernier cri, ses bouteilles d’alcool détaxées, ses meubles en Formica et ses gadgets de camping permettant de vivre « à la sauvage » sans rien céder sur son confort. Bienvenue dans la Patagonie moderne.

La zone franche de Punta Arenas fut créée en 1977, sous la dictature du général Augusto Pinochet, et inaugurée par l’intendant de la région de Magallanes, le général Nilo Floody, bien connu des associations de défense des droits humains pour sa participation, en novembre 1973, au « nettoyage des groupes extrémistes armés » — selon la terminologie de l’époque.

Barbelés, gardiens et chariots surchargés

Sous l’impulsion du ministre du travail de Pinochet, M. José Piñera, et de ses « Chicago boys (2) », la région devint l’un des principaux laboratoires de la mondialisation. Les entreprises publiques — pétrole, eau, téléphone, transport aérien — passèrent dans le giron du secteur privé, à prix cassés. Dans cette zone, la plus méridionale du Chili, qu’aucune route ne relie à la capitale, Santiago, sise trois mille kilomètres au nord, tout put alors s’acheter. Le gouvernement ne ménagea pas ses efforts pour attirer de nouveaux habitants, alors que le puissant voisin argentin revendiquait les îles du canal Beagle, tout proche. La Zona Franca devint le fer de lance du développement de ce territoire, dans la droite ligne d’une politique de colonisation qui, un siècle plus tôt, avait mené à l’extermination des peuples indigènes Onas, Alakalufs et Yaghans.

Quatre décennies plus tard, les hangars rongés par les embruns se dressent toujours face à la mer. On les repeint régulièrement de couleurs vives, comme on entretiendrait un songe. La Zona Franca claironne son chiffre d’affaires annuel, en progression, à peine entamé par la création d’un centre commercial concurrent dans la même ville : l’Espacio Pionero, du groupe américain Walmart.

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PHOTO GEORGI LAZAREVSKI

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PHOTO GEORGI LAZAREVSKI

Jeune employée de la compagnie Securitas, chargée de surveiller les lieux vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Mme Patricia Rebolledo effectue sa ronde quotidienne. Le soir, lorsque le ballet des chariots surchargés s’interrompt dans un ultime grincement, elle arpente les allées de la zone pour verrouiller les portes d’accès, cernées de barbelés et de guérites. Ici, désormais, on enferme les biens de consommation. Tout compte fait, le décor n’a pas tant changé depuis la fondation de la ville, en 1848. Punta Arenas était alors une « colonie pénale » où l’on envoyait croupir les prisonniers. Le climat glacial, humide, implacable, assurait la sévérité de leur châtiment. Ceux qui prenaient le risque de s’évader mouraient de froid. En 1877, à la suite d’une rébellion des gardiens, privés de subsides et qui vivaient dans un dénuement proche de celui des détenus, la région changea de statut : la « colonie pénale » devint « territoire de colonisation », un espace où l’État chercherait à établir sa souveraineté à travers la création d’une ville.

Cette révolte a trouvé un écho dans un soulèvement plus récent, en 2011, lorsque les Magallànicos, les habitants de la région, ont protesté en masse contre la suppression d’une subvention leur permettant de payer le gaz beaucoup moins cher qu’ailleurs dans le pays. Des centaines de barricades ont paralysé toute la région, bloquant les touristes pendant une semaine, avant que le gouvernement ne recule et que quatre ministres ne démissionnent. Comment expliquer une telle mobilisation, inédite depuis les manifestations contre le régime de Pinochet ? Sans doute par le fait que le gaz extrait autour de Punta Arenas est encore considéré comme un bien public, vital dans une région glaciale dont les habitants se voient comme des pionniers, porteurs de l’utopie nationale que le Chili entend entretenir de part et d’autre du détroit de Magellan en dépit du climat et de la géographie.


PHOTO GEORGI LAZAREVSKI

En 2014, la présidente Michelle Bachelet a pérennisé la subvention au gaz. Mais les inégalités demeurent criantes. Une dizaine de familles se partagent le Chili, dont les Fischer, qui détiennent la concession de la Zona Franca jusqu’à 2030. Le groupe, présent dans l’immobilier, exploite des centres commerciaux et des casinos dans tout le pays (le casino Dreams, par exemple, qui jouxte la Zona Franca) ainsi qu’au Pérou, en Amérique centrale et en Afrique du Sud. Il possède d’importantes parts dans la multinationale AquaChile, de la famille Puchi, dont l’activité principale, la salmoniculture industrielle, donne lieu à d’innombrables scandales écologiques, comme la destruction des fonds marins de l’île de Chiloé, plus au nord.

L’immense majorité des Chiliens survit en cumulant les petits boulots pour boucler les fins de mois. Mme Rebolledo n’échappe pas à la règle. Elle a commencé à travailler à l’âge de 15 ans, pour payer son uniforme de lycée. Devenue mère de famille très tôt, elle a dû abandonner ses études. Son salaire de gardienne, 420 dollars, ne suffit pas à subvenir aux besoins de ses quatre enfants. Dans sa cahute, tout en veillant sur l’accès nord de la zone, elle lit les petites annonces. L’une propose une formation à la conduite d’engins de chantier. En bénéficier lui permettrait de postuler à l’immense mine de charbon de la famille Luksic qui vient d’ouvrir à quelques kilomètres au nord, sur l’île Riesco — au grand dam des écologistes, dont elle ignore les récriminations : « Les mines, c’est la manne du pays, c’est ce qui rapporte le plus. » Elle se prend à rêver d’un autre boulot, d’une autre vie.

Protéger les entreprises des syndicats

Derrière elle, dans les eaux noires du détroit, les paquebots glissent en silence, scintillant de tous leurs feux. En route pour Ushuaia, ils passent devant les épaves qui jonchent le détroit, emportant vers les mers de glace les touristes et leurs rêves d’aventures, bien au chaud. Sur terre, les bus longent des milliers de kilomètres de clôtures destinées à délimiter des parcelles. Affairés à immortaliser les paysages qu’ils traversent au moyen de leurs smartphones, les passagers ne prêtent guère attention à ces barbelés qui, pourtant, résument l’histoire de la colonisation de ce territoire. Car, avant le tourisme et sa promesse d’espaces vierges, avant la Zona Franca et son mirage du bonheur par la consommation, il y eut d’autres eldorados, d’autres fantasmes de pionniers qui s’évanouirent aussi rapidement qu’ils étaient apparus.

En 1945, la découverte de pétrole de l’autre côté du détroit, en Terre de Feu, suscita de grands espoirs. Mais le boom ne dura qu’un temps. La petite ville de Cerro Sombrero, qui avait jailli du néant, avec cinéma, piscine et parc d’attractions, et qui affichait le plus fort taux de nuptialité du pays, n’est plus que l’ombre d’elle-même : une bourgade morne perchée sur une colline aride, revendiquant sa place dans l’histoire à travers des statues de style pompier et de têtes de forage usagées. L’exploitation des gisements de gaz qui avaient été découverts dans la foulée connaît un destin semblable : les réserves s’amenuisent et il faut à présent chercher plus profond, en utilisant la fracturation hydraulique, qui dévaste les sous-sols.


PHOTO GEORGI LAZAREVSKI
Avant l’« or noir », encore, il y eut l’« or blanc » : la laine, à la grande époque de la Société exploitante de Terre de Feu (SETF), créée par la famille Braun-Menéndez à la fin du XIXe siècle. Surnommée « le crabe géant », la société étendait son empire sur toute la Patagonie, hissant l’élevage de moutons au rang d’industrie. Éliminant peu à peu les obstacles, elle parvint à conquérir trois millions d’hectares, soit environ un quart de la surface de l’Angleterre.

La SETF — l’Explotadora — s’inscrivait déjà dans la logique du capital visant à organiser la circulation des êtres et des objets. Dans la foulée des premiers navigateurs du détroit, il s’agissait pour elle de s’assurer le contrôle des points de passage et des carrefours. « Ainsi, les tonnes de fils de fer barbelés en provenance d’Europe qui furent débarquées pour délimiter les terres répondaient moins à une obsession foncière qu’à la régulation de trafics divers qu’il fallait protéger de la nuisance des Indiens, des syndicats ouvriers et de la concurrence d’autres entreprises », selon le chercheur Joaquín Bascopé Julio (3).

Relié au monde par une radio à piles

Pour les grandes familles, étendre leur emprise sur tout le territoire a impliqué d’éliminer (par la loi ou par la force, lesquelles ne faisaient souvent qu’un) une première vague de colons : une horde de miséreux qui s’étaient précipités en Terre de Feu lorsqu’on y avait découvert de l’or, à l’aube des années 1880. Aujourd’hui, une poignée de chercheurs d’or subsistent dans les montagnes du nord de la Terre de Feu. Leur vie n’a guère changé.

M. Gaspar Geissel passe ses journées pioche en main, à creuser une terre qui ne lui appartient pas. Le propriétaire habite Santiago et délègue la gestion de son bien à un gaucho (gardien de troupeaux de moutons), qui tolère la présence de M. Geissel. Celui-ci soulève des pierres, creuse, fouille le lit des rivières. Encore et toujours, depuis trente ans. Il gagne peu, travaille dur, mais préfère sa condition à celle des ouvriers qui emballent du saumon à l’usine de Porvenir, à trente kilomètres de là, ou qui s’épuisent à entretenir la piste qui passe désormais devant sa cabane. 


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Quelques touristes l’empruntent parfois. Ils s’arrêtent alors devant le panneau qu’il a planté : « Ici, chercheur d’or ». Moyennant quelques pesos, ils ont droit à une immersion au pas de course dans sa vie de mineur. Lui aussi voudrait profiter du boom touristique. Mais les voitures et les bus se font rares à l’écart de l’itinéraire pour Ushuaia. Il continue donc à extraire les paillettes et à les peser minutieusement près de son poêle à bois. Lorsque l’hiver sera là, que la neige et la glace auront repris possession des lieux, il empruntera le bac pour Punta Arenas, de l’autre côté du détroit, afin d’y vendre son or.

En attendant, sa petite radio à piles le relie au monde moderne. Régulièrement, la même voix nasillarde annonce les nouvelles du jour, le cours du métal jaune. Et le prix des produits en promotion à la Zona Franca.

Georgi Lazarevski
Documentariste, réalisateur de Zona Franca (2016), en salles le 15 février 2017.

(1) « Punta Arenas Tax-Free Area »

(2) Nom familier d’une école d’économistes libéraux incarnée notamment par Milton Friedman (1912-2006).

(3) « Pasajeros del poder propietario », Magallania, vol. 36, n° 2, Punta Arenas, novembre 2008.




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