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samedi 7 février 2015

LES MÉDIAS DISPARUS: CYBERSYN, RÉSEAU SOCIAL


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LE NUMÉRO 21 (AVRIL-MAI 1973) DU JOURNAL BRITANNIQUE « SCIENCE FOR PEOPLE », QUI REPRÉSENTE LE PROJET CYBERSYN SOUS UN JOUR TRÈS DÉFAVORABLE : UN HOMME AVEC UN CIGARE ET UN VERRE À LA MAIN APPUIE SUR LES TOUCHES D’UNE CONSOLE INFORMATIQUE, CE QUI ENTRAÎNE UN ENGRENAGE AU BOUT DUQUEL UN MINEUR DONNE DES COUPS DE PIOCHE : LA MACHINE EST VUE COMME UN OUTIL D’OPPRESSION 

Dans le Chili d’Allende, le projet visait à centraliser les informations interentreprises.
Le 11 septembre 1973, au Chili, le gouvernement de Salvador Allende était brutalement renversé lors d’un coup d’Etat sanglant mené par le général Pinochet. Les putschistes découvrent alors avec stupéfaction un système de communication révolutionnaire reliant l’intégralité de ce pays long de 4300 km. Ne parvenant pas à percer son secret, les militaires finiront par le démanteler.


Le projet Cybersyn (contraction de Cybernetics et de Synergy) ou Synco en espagnol, initié en 1971, reliait toutes les entreprises nationalisées à un ordinateur central à Santiago, la capitale, permettant au gouvernement de connaître en un coup d’œil l’état de la production afin de répondre aux crises économiques en temps réel. Pour construire cet outil de gestion sans précédent, le gouvernement socialiste, friand d’innovation, avait fait appel au cybernéticien britannique Stafford Beer.



De cette utopie high-tech inaboutie, il ne reste aujourd’hui qu’une image futuriste de la salle des opérations («Opsroom»), l’un des quatre éléments constituant Cybersyn: «Même si l’Opsroom ne fut jamais opérationnel, écrit Eden Medina, professeur en informatique à l’université d’Indiana, il a rapidement capturé l’imagination de ceux qui l’ont vu, devenant le cœur symbolique du projet.» Avec ses allures de station orbitale, ambiance Star Trek, l’Opsroom était censée être le point de convergence physique des informations. Ce prototype futuriste fut construit à Santiago en 1972: la salle hexagonale comportait sept fauteuils pivotants arrangés en cercle, flanqués d’une série d’écrans affichant les données envoyées par les entreprises.

Salvador Allende, premier leader socialiste élu démocratiquement, avait fait de la nationalisation sa priorité, premier pas d’une transition pacifique du capitalisme vers le socialisme. Mais la croissance rapide du secteur public créa un monstre difficile à manier. L’économie était complètement désorganisée, certaines usines occupées par leurs employés, d’autres toujours sous le contrôle des anciens directeurs. Appelé à la rescousse, Beer, souvent décrit comme le «père du management cybernétique» , accepte immédiatement de diriger cette expérimentation technologique sans pareille, tentant selon ses propres mots «d’implanter un système nerveux» électronique dans la société chilienne. Son but ? Faire en sorte que «la science de l’organisation efficace, que nous appelons cybernétique, marche main dans la main avec la re­cherche de la liberté élective, que nous appelons politique» . Stafford Beer, «gauchiste démodé» à la longue barbe, toujours un verre à la main et un cigare au bec (il en fumait trente par jour), croisement d’ «Orson Welles et de Socrate» , comme le décrit un journaliste, avait appliqué les prin­cipes de la cybernétique à l’industrie de l’acier en Grande-Bretagne. Directeur de la recherche cybernétique à United Steel, il avait ensuite pris la tête d’une société de consultants.

Le projet comportait quatre éléments interdépendants. Cybernet, un réseau de téléscripteurs préexistant qui raccordait l’intégralité du territoire. Ce réseau primitif préfigure Internet, avec l’idée de créer une toile d’échanges d’informations à grande vitesse.

La deuxième composante, Cyberstride, était une suite logicielle destinée à traiter les données et à détecter les tendances et irrégularités de la production. Checo, troisième élément, était un outil de modélisation de l’économie chilienne, permettant de simuler ses futures performances. Enfin, l’Opsroom susmentionnée. Le système, même inachevé, prouva son efficacité lors de la crise d’octobre 1972, lorsque les camionneurs en grève bloquèrent le pays: le gouvernement put coordonner le ravitaillement des usines avec la poignée de non grévistes via le réseau de télex, seul élément opérationnel sous Allende.

Dans l’esprit de Beer, comme du président Allende, qui avait accueilli le projet avec enthousiasme, «Cybersyn ne servait pas au gouvernement à espionner ou à contrôler les gens, ils espéraient au contraire que le système permettrait aux ouvriers de gérer, ou du moins de participer à la gestion de leur lieu de travail et que les échanges d’informations entre Santiago et les usines stimuleraient la coopération et la confiance mutuelle» . Le système devrait se comporter «de manière décentralisée, antibureaucratique en associant les travailleurs» .

Stafford Beer ne voulait pas limiter le système à l’usine mais l’étendre à la politique, comme en témoigne le projet Cyberfolk, mené dans deux villes. L’idée était de permettre aux Chiliens d’avoir une connexion en temps réel entre leur foyer et le gouvernement, sorte de démocratie directe via un système de mesureurs (d’accord-pas d’accord). Une manière pour le gouvernement de prendre le pouls de l’opinion instantanément.

Malgré les efforts de Stafford Beer pour promouvoir les principes du socialisme high-tech (il engagea même des chanteurs folk et des peintres pour populariser ses idées), Cybersyn fut accusé par la presse étrangère, puis nationale, de créer un système d’administration à la Big Brother. Un mois avant son annonce officielle, l’existence du projet était éventée. Le journal de droite Qué Pasa titre «Plan secret Cyberstride: l’UP [le parti d’Allende, ndlr] nous contrôle par ordinateur» , et prétend que le projet permettra au gouvernement d’intervenir dans la vie privée des citoyens. L’article paraît cinq jours avant le coup d’Etat militaire qui vit la mort de Allende et mit fin à la voie chilienne vers le socialisme.

«Pour Beer, le succès de Cybersyn dépendait de son acceptation comme système, un réseau de gens autant qu’un réseau de machines, une révolution dans les comportements autant qu’une capacité instrumentale, écrit Medina. Malheureusement dans les faits, il n’a servi qu’à main­tenir les relations de pouvoir existantes au lieu de les transformer.» Et Cybersyn, première tentative d’Internet socialiste, disparut des mémoires avec Pinochet.

Pour en savoir plus

Secret Plan Cybersyn , Eden Medina, dans Conspire, transmediale parcours1 (Revolver Books)




www.cybersyn.cl