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samedi 7 février 2015

CYBERSYN, UNE MACHINE À GOUVERNER LE CHILI

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VUE DE L'OPS-ROOM, (LA SALLE DES OPÉRATIONS) CONÇUE PAR STAFFORD BEER AU CHILI, OÙ LES DONNÉES ÉCONOMIQUES DU PAYS CONVERGENT CYBERNÉTIQUEMENT. PHOTO GUI BONSIEPE 1972 

La chanson lui a été inspirée par un consultant britannique à la barbe fournie et au physique costaud qui lui rappelle le père Noël. Un père Noël au «mystérieux cadeau : la cybernétique ».

Le consultant s’appelle Stafford Beer et les commissaires au plan du Chili lui ont demandé de les aider à bâtir ce que Salvador Allende, président marxiste élu démocratiquement, appelle « la voie chilienne vers le socialisme ». Beer est un des principaux théoriciens de la cybernétique, discipline née au milieu du XXe siècle pour étudier le rôle de la communication dans le contrôle des systèmes sociaux, biologiques et techniques.

Et le gouvernement chilien a beaucoup de choses à contrôler : Allende a pris ses fonctions en novembre 1970, il a très vite nationalisé les industries clés du pays et promis la « participation des travailleurs » dans le processus de planification. Stafford Beer a donc pour mission de développer un système d’information ultramoderne qui rende cet objectif possible et fasse entrer le socialisme dans l’ère informatique. Stafford Beer lui donne un titre éclatant de science-fiction : « projet Cybersyn » (pour « synergie cybernétique »).


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STAFFORD BEER ARCHITECTE DU PROJET CYBERSYN
Le Britannique n’a pourtant pas le profil d’un sauveur du socialisme. Il a été l’un des dirigeants de la compagnie United Steel, puis directeur du développement de l’International Publishing Corporation (géant mondial des médias à l’époque), avant de se lancer dans une lucrative carrière de consultant. Il vit dans le luxe, roule en Rolls Royce et possède une maison grandiose dans le Surrey, avec mur d’eau télécommandé dans la salle à manger et mosaïque de verre, inspirée de la suite de Fibonacci. Pour convaincre les travailleurs qu’une cybernétique au service d’une économie centralisée leur offrirait le meilleur du socialisme, il faut d’abord les rassurer. Par la chanson populaire, par des fresques à thème cybernétique sur les murs des usines, par des dessins animés et des films pédagogiques. Mais la méfiance demeure. En janvier 1973, l’hebdomadaire britannique The ¬Observer titre « Le Chili dirigé par ordinateur », annonçant l’accueil que le Royaume-Uni réserve au projet de Stafford Beer.


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ILLUSTRATION PAR MATTIAS ADOLFSSON
Point central de Cybersyn : l’Ops-room, la salle des opérations où les bonnes décisions économiques doivent être cybernétiquement prises. Ceux qui y siégeront analyseront les données importantes envoyées en temps réel par les usines du pays. Le prototype de cette salle de contrôle est construit dans le centre-ville de Santiago dans la cour intérieure d’un bâtiment de la compagnie nationale de télécommunications. Un hexagone de dix mètres de diamètre, sept chaises blanches en fibre de verre aux coussins orange et des murs d’écrans futuristes. Pas de tables, pas de papier. Stafford Beer construit l’avenir et ça doit ressembler à l’avenir.

Le défi est immense : le gouvernement chilien est à court de liquidités et de marchandises. Les États-Unis, furieux de la campagne de nationalisations que mène Allende, font tout pour isoler le pays. Il faut donc improviser un peu. Quatre écrans proposeront des centaines d’images et de chiffres sur simple pression d’un bouton, offrant des informations historiques et statistiques sur la production (le « Datafeed », pour fourniture de données), mais ces écrans devront être montés et descendus manuellement par quatre jeunes femmes infographistes. Le but de Stafford Beer étant de construire une « usine de salles de contrôle » (chaque industrie nationale étant censée en disposer), le moins que le Projet Cybersyn puisse faire est de donner du travail aux infographistes.


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LE FLUX DE DONNÉES

Bonheur national brut

Beer adore les cigares et le whisky : il équipe les accoudoirs de chaque siège d’un cendrier et d’un porte-gobelet (on dirige mieux l’économie dans un certain confort). De l’autre côté, une rangée de boutons pour se promener sur les écrans. En plus du Datafeed, un moniteur affichera l’état de l’économie chilienne selon plusieurs scénarios. Le but est de déterminer les conséquences des choix avant de fixer des prix, d’établir des quotas de production ou d’affecter les réserves de carburant.


Un mur de la salle est consacré au projet Cyberfolk qui doit mesurer en direct la satisfaction du peuple chilien en réaction des décisions prises dans l’Ops-room. Stafford Beer imagine un boîtier qui permettra aux citoyens d’exprimer leur état d’esprit, de l’extrême mécontentement à l’épanouissement le plus complet, depuis leur salon. Ces boîtiers seront raccordés à un récepteur central par le réseau de télévision pour calculer le bonheur national brut à tout moment. Ce compteur « algédonique », dont le nom vient du grec álgos(douleur), et hêdonê (plaisir), rendra compte instantanément du succès ou de l’échec de la politique gouvernementale.


On peut aussi envisager le projet Cybersyn comme un message venu du futur. Aujourd’hui, les journaux économiques et les conférences technologiques ne cessent de célébrer la planification dynamique en temps réel, le déploiement généralisé de minuscules mais puissants capteurs et, par-dessus tout, les « big data », concept infiniment élastique qui, selon l’inexorable (et hypothétique) loi du progrès technologique, englobe chaque année deux fois plus de choses dans ces deux mots. À plus d’un titre, le rêve cybernétique de Stafford Beer est devenu réalité : l’intérêt qu’il y a à collecter et analyser l’information en temps réel vaut aujourd’hui article de foi pour les grandes entreprises comme pour les gouvernements.


L’homme qui a contacté Stafford Beer est un haut fonctionnaire de 28 ans, Fernando Flores, qu’Allende a nommé à l’Agence nationale du développement, bastion de la technocratie chilienne qui administre les entreprises récemment nationalisées. Le profil peu socialiste du Britannique ne décourage pas Flores qui trouve des affinités intellectuelles à la cybernétique et au socialisme. L’Allemagne de l’Est et l’Union soviétique ont d’ailleurs envisagé des procédés très semblables à Cybersyn, sans ¬jamais les mener à bien.

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STAFFORD BEER ET SON ASSISTANTE SONIA MORDOJOVICH, QUI ÉTAIT À LA FOIS SON INTERPRÈTE ET À QUI IL DÉLÉGUAIT LA COORDINATION DE L’ÉQUIPE LORSQU’IL N’ÉTAIT PAS AU CHILI. STAFFORD BEER, QUI S’INTÉRESSAIT À L’ORGANISATION DES ENTREPRISES A VU DANS LE CHILI UN MOYEN D’APPLIQUER SES THÉORIES À UNE ÉCHELLE INCOMPARABLE. IL AVAIT, EN OUTRE, LA PLUS GRANDE SYMPATHIE POUR LE PROJET POLITIQUE D’ALLENDE. IL EST DÉCÉDÉ EN 2002.

Comme le montre Eden Medina dans sa divertissante histoire du projet Cybersyn, Cybernetic Revolutionaries, Stafford Beer s’attaque à un problème sévère auquel Allende est rapidement confronté : comment nationaliser des centaines d’entreprises, réorienter leur production pour répondre aux besoins sociaux et revoir les prix selon un plan centralisé tout en offrant aux travailleurs la participation qu’il leur a promise ? Beer réalise que les questions qui se posent aux cadres des entreprises locales (contrôle des stocks, objectifs de production, redéploiement des moyens) ressemblent à celles de l’administration centrale. Les ordinateurs, qui ont permis d’automatiser les tâches dans l’industrie, ne peuvent pas prendre de décisions pertinentes car, comme Beer a l’habitude de le rappeler, « les faits sont têtus » et résistent à leur mise en système. L’intervention humaine reste nécessaire.


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COUVERTURE DE «CYBERNETIC REVOLUTIONARIES»
L’informatique, en revanche, peut détecter les problèmes urgents tout en simulant les conséquences à long terme de chaque décision. En analysant les informations de l’entreprise, elle pourra alerter les dirigeants sur tout « signal faible d’instabilité ». En clair, l’administration cybernétique permettra de reprogrammer le socialisme – une « économie de la ligne de commande ». Pour tirer profit d’une telle analyse, les patrons doivent connaître intimement le fonctionnement quotidien de leur entreprise, localiser les goulots d’étranglement, savoir que si un camion arrive en retard à l’usine A, l’usine B ne pourra pas fabriquer son produit dans les temps. Pourquoi le camion est-il en retard ? Peut-être à cause d’une grève des chauffeurs, peut-être à cause de routes fermées pour inondation. Ce sont les travailleurs qui savent le mieux ces choses-là, pas les patrons.

À l’époque où Stafford Beer était dirigeant dans la métallurgie, il demandait à des spécialistes (anthropologues, biologistes, logiciens) de faire remonter l’information du terrain. Le but était d’établir des indicateurs pertinents (réserves d’essence ou délais de livraison) grâce auxquels l’encadrement pouvait anticiper les problèmes. Il veut reproduire ce modèle au Chili : les autorités établiront une liste d’indicateurs des productions clés après consultation des employés et de leurs dirigeants. «L’ordinateur de contrôle central devra être relié par capteurs aux événements en temps réel », dit-il en 1964 lors d’une conférence annonçant l’avènement d’outils intelligents et connectés, une sorte d’Internet des objets. Prévenus suffisamment tôt, les travailleurs régleront probablement eux-mêmes leurs problèmes. Chacun y gagnera : le personnel en autonomie et les patrons en liberté d’esprit pour envisager le long terme. Du bon socialisme pour Allende, de la bonne cybernétique pour Beer.

Prévoir la vente de tartes aux fraises


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SCHÉMA DE CIRCULATION DES DONNÉES 
La cybernétique est née au milieu des années 1940, lorsque des universitaires de plusieurs disciplines ont remarqué que les systèmes sociaux, naturels et mécaniques suivaient les mêmes schémas d’autorégulation. Le classique du mathématicien américain Norbert Wiener La Cybernétique, information et régulation dans le vivant et la machine (1948) étudie le comportement humain à partir de l’observation de technologies comme le radar ou le thermostat. Ce dernier, en particulier, est remarquable par le peu d’information dont il a besoin pour faire son travail. Il se fiche de savoir si c’est votre nouvel écran plasma ou la météo qui réchauffe la pièce. Il se contente de comparer une donnée objective (la température ambiante) à une donnée programmée (la température souhaitée) et ajuste les deux (par une production de chaleur ou de froid).

Norbert Wiener part du principe qu’un patient souffrant d’un tremblement de la main (il renverse son verre d’eau avant de le porter à sa bouche) est comparable à un thermostat défectueux. Tous les deux sont victimes d’un « feedback négatif » – négatif car ce qu’ils perçoivent s’oppose à l’objectif global du système. Nos corps sont en quelque sorte des machines à feedback qui ajustent leur propre température sans se pré¬occuper de conditions initiales comme « nous sommes dans la salle de bain » ou « nous sommes dans la toundra ». Cette tendance à rechercher l’état d’équilibre est connue sous le nom d’« homéostasie » et elle vaut aussi bien dans le monde naturel que dans le monde mécanique. Pour Stafford Beer, les entreprises sont des homéostats. Leur objectif est clair (la survie) et leur fonctionnement s’appuie sur de nombreuses boucles de feedback : entre elles et leurs fournisseurs, entre leurs employés et leurs dirigeants... S’il est possible de concevoir des entreprises homéostatiques, pourquoi pas des gouvernements ?



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FFRIEDRICH HAYEK, 1940.
La planification centralisée est souvent critiquée parce qu’elle peine à s’adapter à des réalités changeantes. Selon le philosophe et économiste autrichien Friedrich Hayek, promoteur du marché libre et non régulé, les efforts des commissaires au plan socialistes sont vains car ils ne peuvent pas – contrairement à la fluctuation des prix dans l’économie de marché – agréger cette connaissance difficile à codifier qui guide implicitement le comportement des acteurs du marché. Stafford Beer et Friedrich Hayek se connaissent. Comme le note Beer dans son journal, Hayek l’a même complimenté un jour sur la vision d’une usine cybernétique que Beer avait présentée lors d’une conférence en 1960 dans l’Illinois (Hayek travaillera d’ailleurs lui aussi au Chili mais pour Augusto Pinochet). Pourtant, ils ne seront jamais d’accord sur un point : Stafford Beer pense que la technologie permettra d’intégrer le savoir informel des employés dans un processus national de planification, tout en allégeant la masse d’informations superflues.

Ce qui manque au projet Cybersyn, ce sont tous les gadgets dont disposeront les entreprises quarante ans plus tard. Lorsque Stafford Beer atterrit à Santiago, il n’a accès qu’à deux calculateurs dont le gouvernement a cruellement besoin par ailleurs. Il choisit le cloud, le modèle du nuage : un ordinateur central analyse les rapports envoyés par des télex installés dans chaque entreprise publique, alerte la maison mère sur les difficultés qui s’annoncent, et si rien n’est fait, en informe le pouvoir central.


Le problème, c’est que la mesure des performances des usines ne peut pas être plus perfectionnée que ne le sont les usines elles-mêmes. Hermann Schwember, l’un des hauts responsables de Cybersyn, décrira le processus tel qu’il a réellement fonctionné dans un essai publié en 1977. Une équipe est envoyée dans une conserverie, par exemple, et commence par y poser des questions techniques. Quelles marchandises (boîtes en aluminium, pour le sucre, pour les fruits ?) sont les plus problématiques pour l’entreprise ? Existe-t-il des statistiques (quantité de fruits pelés, nombre de boîtes de conserve) donnant une image fiable de l’état de la production ? Des machines peuvent-elles fournir automatiquement les données que l’équipe recherche (les chiffres de l’unité de mise en étanchéité, peut-être) ? Les réponses dessineront un schéma allant des fournisseurs aux clients.


Imaginons alors que les planificateurs du gouvernement souhaitent que l’usine augmente de 20 % sa capacité de cuisson des fruits. Le système détermine si l’objectif peut être atteint. La chaudière tourne déjà à 90 % de ses possibilités, et augmenter la quantité de fruits à mettre en conserve revient à dépasser ce seuil de 50 % : voilà les chiffres qui aident à déterminer le profil de la chaudière idéale. Il est alors plus facile de corriger des objectifs irréalistes, une sur-utilisation des ressources ou des décisions d’investissement peu pertinentes.« Il était tout à fait possible de collecter des données à la source en temps réel et de les analyser instantanément, dira Stafford Beer plus tard. Mais nous n’avions pas les machines pour collecter de telles données, ni les programmes informatiques sophistiqués qui sauraient quoi faire d’une information aussi pléthorique si nous en disposions. »
Aujourd’hui, les chaudières à capteurs et les boîtes de conserve transmettent en flux continu ces informations. Et comme le pensait Stafford Beer, les données sur nos comportements passés dessinent d’utiles perspectives.Amazon a récemment enregistré un brevet d’« envoi par anticipation », une technique qui permet de commencer à acheminer le produit du consommateur avant même qu’il ne l’ait commandé. De même, la chaîne de ¬supermarchésWalmart sait depuis longtemps que les ventes de tartes aux fraises ont tendance à décoller avant un ouragan et, dans l’esprit de l’homéostasie informatisée, les magasins savent qu’ils ont alors intérêt à en remplir leurs rayons.


« Pour Stafford Beer, les données sur nos comportements passés dessinent d'utiles perspectives.  »

Les gouvernements disposent de montagnes de statistiques et suivent le même chemin. C’est évident à lire la description de la « ville de données » (data-driven city) de Michael Flowers, ancien responsable des études de la municipalité de New York. Son article fait partie d’un récent recueil intitulé Beyond Transparency : Open Data and the Future of Civic Innovation (au-delà de la transparence : open data et avenir de l’innovation civique) publiée par Brett Goldstein et Lauren Dyson chez Code for America.

Flowers explique que l’analyse des données en temps réel permet de gérer des municipalités de façon « cybernétique ». Un exemple : comment décider quels bâtiments doivent être inspectés en priorité dans une ville comme New York ? Si la mairie sait quels immeubles ont brûlé dans le passé et si elle connaît l’histoire précise de chacun d’entre eux (transformations illégales, propriétaires en retard sur leur taxe foncière, saisies hypothécaires...), elle sait lesquels sont le plus susceptibles de brûler dans l’avenir et détermine quel genre d’inspecteurs y envoyer. Cette approche s’adresse clairement aux fonctionnaires : comme les planificateurs de Stafford Beer, ils peuvent être efficaces tout en ignorant le problème de départ. « Je me fiche de connaître la cause sauf si c’est elle qui détermine l’acte, a dit Michael Flowers à Kenneth Cukier et Viktor Mayer-Schönberger, auteurs de Big Data, la révolution des données est en marche paru chez Robert Laffont en février. La causalité, c’est bon pour les autres. Franchement, on a rarement des certitudes quand il s’agit de déterminer les causes. Nous, nous avons des problèmes concrets à régler. »

Dans une autre contribution à Beyond Transparency, Tim O’Reilly, l’un des intellectuels de la Silicon Valley, prône un nouveau mode de gouvernement qu’il appelle « régulation algorithmique ». Son idée : se débarrasser des règles rigides établies par des politiciens déconnectés de la réalité et les remplacer par des boucles de feedback fluides et personnalisées, nourries par des clients équipés de gadgets. Pour lui, la réputation est la nouvelle régulation : pourquoi voter des lois interdisant aux chauffeurs de taxi de jeter l’emballage de leur sandwich sur le siège arrière si le marché punit déjà de tels comportements sous la forme de mauvaises notes laissées par les clients ? On est loin de l’utopie socialiste de Stafford Beer mais on part du même principe cybernétique : collecter autant de données fiables que possible auprès du plus grand nombre de sources, les analyser sur le champ et prendre la meilleure décision en fonction de ce qui se passe ici et maintenant plutôt que d’une projection idéalisée. Tout ce dont on a besoin, c’est un plateau de chaises pivotantes en fibre de verre.


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POUR FONCTIONNER, CYBERSYN UTILISAIT UN SUPERORDINATEUR APPELÉ BURROUGHS 3500

Anticipations tardives

Au début des années 1970, la politique chilienne est tout sauf « homéostatique ». La première année de la présidence Allende, Cybersyn n’est pas un sujet polémique. Le pays connaît la croissance économique, le développement de programmes sociaux, la hausse des salaires... Mais cela ne dure pas. Allende, agacé par l’intransigeance de l’opposition parlementaire, se met à gouverner par décrets, ce qui pousse ses adversaires à discuter la constitutionnalité de ses actions. Les travailleurs aussi commencent à s’agiter, exigeant des hausses de salaire que le gouvernement ne peut leur accorder. Les États-Unis, inquiets de la voie socialiste que suit le Chili, s’immiscent dans les affaires intérieures du pays et tentent de torpiller certaines des réformes annoncées.

En octobre 1972, une grève nationale des camionneurs, qui craignent une nationalisation du secteur routier, menace de paralyser le pays. Fernando Flores a l’idée de déployer les télex du projet Cybersyn pour contourner les barrages et encourage les entreprises à coordonner leur consommation de carburant. La majorité des travailleurs refuse de soutenir la grève et conforte Allende, qui demande aux militaires d’entrer au gouvernement. Flores devient ministre de l’économie, le mouvement social s’essouffle et le projet Cybersyn semble l’avoir emporté.

Le 30 décembre 1972, Allende visite l’Ops-room, s’assoit dans l’une des chaises pivotantes et pousse un ou deux boutons. Il fait chaud et ce ne sont pas les bons graphiques qui s’affichent. Ça ne le décourage pas et il encourage l’équipe à persévérer. Elle met le système au point pour un lancement fixé en février 1973. Les prévisions à long terme s’apparentent alors à un luxe. L’un des directeurs de Cybersyn remarque qu’« il y a chaque jour plus de volontaires pour travailler sur le projet » mais, malgré la main-d’œuvre, le système continue de ne pas fonctionner comme il le devrait.

Un jour, le directeur d’une usine de ciment découvre qu’une pénurie de charbon est sur le point d’arrêter sa production. Il se rend à la mine pour résoudre le problème. Plusieurs jours plus tard, il reçoit une note de Cybersyn l’informant d’un risque d’une pénurie de charbon. De tels contre-exemples, évidemment, n’incitent pas les usines à consacrer du temps à recenser et fournir les données qui les concernent. L’un des ingénieurs de Cybersyn décrit le processus comme « plutôt technocratique » et « vertical » dans la mesure où il ne prévoit pas de « s’adresser au type qui travaille concrètement au moulin ou à la fileteuse». Dépité de la bureaucratisation croissante du dispositif, Stafford Beer envisage de démissionner. «Si ce que nous voulions, c’était un nouveau mode de gouvernement, alors il me semble que nous n’allons pas y arriver, écrit-il à ses collègues chiliens, ce printemps-là. L’équipe se délite et s’abaisse aux récriminations personnelles. » Stafford Beer ne maîtrise que le langage cybernétique ; il est désemparé. Il écrit : « Je ne vois aucun changement possible sans endommager la bureaucratie chilienne au-delà du réparable. »

C’est le régime d’Allende qui sera bientôt irréparable. Pinochet n’a nul besoin d’une planification centralisée en temps réel ; le marché s’y substituera très bien. Lorsqu’Allende est renversé, le 11 septembre 1973, le projet Cybersyn trépasse avec lui. Stafford Beer est alors à l’étranger mais le reste de l’équipe n’a pas cette chance. Allende meurt, Flores est envoyé en prison, les directeurs de Cybersyn entrent dans la clandestinité. L’Ops-room n’y survit pas non plus. Dans un accès de rage, un militaire éventre les écrans de présentation.

Cuillères high-tech


SCHÉMA DE LA MANETTE DE CONTRÔLE 
Quarante ans plus tard, Cybersyn reste remarquable pour son esthétique autant que pour son projet politique. Les emprunts du design moderne à l’Ops-room(surfaces blanches et boutons surdimensionnés) montrent qu’Apple n’a pas choisi son esthétique par hasard. La pièce a été dessinée par Gui Bonsiepe, un Allemand innovant qui a étudié puis enseigné à la fameuse école de design d’Ulm, en Allemagne, et a inspiré Steve Jobs et le designer en chef d’Apple Jonathan Ive.

Mais Cybersyn a anticipé bien plus que les formes de la technologie. La société Nest (qui fabrique le plus intelligent des thermostats capable de savoir si vous êtes à la maison et d’ajuster la température en fonction de cela) a été rachetée par Google et non par Apple. Mis au point par des ingénieurs qui ont travaillé sur l’iPod, son design est simpliste mais l’essentiel de ce qu’il sait faire (apprendre et s’adapter à votre température préférée en observant votre comportement) tient à l’analyse de données – le fonds de commerce de Google. La prolifération des capteurs connectés à Internet apporte une réponse homéostatique à d’innombrables problèmes. Google Now, une application populaire pour smartphones, peut ne jamais vous perdre de vue et (comme une Big Mother plutôt qu’un Big Brother) vous encourager à faire ce qu’il faut (du sport, par exemple, ou vous munir d’un parapluie avant de sortir).

Des entreprises comme Uber s’assurent que le marché parvienne à un équilibre homéostatique en analysant l’offre et la demande de transport. Google a récemment racheté le fabricant d’une petite cuillère de haute technologie (l’un des rares gadgets à la fois malins et utiles) capable de compenser les tremblements de la main qui avaient fasciné Norbert Wiener. L’omniprésence des capteurs dont se dotent les villes peut modifier les comportements : un nouveau système de parking à Madrid module ses tarifs selon l’ancienneté et la marque de la voiture, pénalisant les conducteurs de modèles vieux et polluants. Le bureau des transports d’Helsinki s’est doté d’une application de type Uber qui, au lieu d’envoyer une voiture particulière, co¬ordonne les demandes multiples pour des destinations proches les unes des autres, regroupe les passagers et leur permet d’effectuer le trajet en minibus, beaucoup moins cher.

De telles expériences ne pourraient pas fonctionner sans disposer d’un maximum de données que les entreprises comme Uber cherchent justement à accumuler. Lorsqu’il affirme, en 1975, que « l’information est une ressource nationale », Stafford Beer est en avance sur son temps : la question de leur propriété (qui est légitimement « propriétaire » des moyens d’accumuler des données et des données elles-mêmes ?) est pour lui politique et ne peut se résumer à sa dimension technique.

Uber dit être capable de gérer l’offre et la demande en temps réel. Plutôt que de fixer ses tarifs à l’avance, elle les ajuste à l’état du marché au moment de la commande. Son PDG a déclaré, dans le mensuel américain Wired en décembre 2013 : « On n’impose aucun prix. Le marché s’en charge. Et nous avons les algorithmes qui en rendent compte. » Passionnant cas d’étude de « capitalisme Cybersyn » qui explique pourquoi les prix d’Uber augmentent tant par mauvais temps (l’entreprise a récemment accepté de les modérer dans les situations d’urgence aux États-Unis). Uber affirme que cette tarification augmentée lui permet de disposer de nombreux chauffeurs dans de mauvaises conditions météo – ce qui serait plus facile à croire s’il était possible de vérifier sa base de données. Mais chez Uber comme chez la plupart des entreprises technologiques, ce qui se passe dans l’ops-room reste dans l’ops-room.

Brian Eno et David Bowie fans de Beer

Stafford Beer est très marqué par le coup d’État de Pinochet en 1973 et passe les années suivantes à aider ses collègues chiliens en exil. Il se sépare de son épouse, vend la belle maison du Surrey et se retire dans un cottage isolé du Pays de Galles, sans eau courante et, pendant longtemps, sans téléphone. Sa barbe, si soignée autrefois, pousse dans des proportions tolstoïennes. Un scientifique chilien dira plus tard que Beer était un homme d’affaires quand il est arrivé au Chili, un hippie quand il en est parti. Il fait des émules dans des domaines inattendus. En novembre 1975, Brian Eno commence une correspondance avec lui, préface l’un de ses livres et fait connaître ses idées à ses amis musiciens David Byrne et David Bowie (Bowie cite Brain of the Firmde Stafford Beer parmi ses ouvrages préférés).

Seul dans sa maison de campagne, Stafford Beer pratique le yoga, peint, écrit de la poésie et, parfois, travaille comme consultant pour Warburtons, une chaîne britannique de boulangeries très populaire. Pendant ce temps, la cybernétique en entreprise se développe. Malik, cabinet de conseil réputé en Suisse, applique depuis des décennies les théories de Stafford Beer qui, sur la fin de sa vie, tente de recréer Cybersyn dans d’autres pays (Uruguay, Venezuela, Canada) mais se heurte à chaque fois aux bureaucrates. En 1980, il écrit au président zimbabwéen Robert Mugabe pour lui proposer « un réseau national de collecte d’information (fait de relais locaux utilisant des ordinateurs bon marché) pour rendre le pays plus facile à gouverner dans tous les domaines. » Mugabe n’a apparemment pas eu besoin de compteurs algédoniques.

Fernando Flores parcourt le chemin opposé. En 1976, il est libéré de prison après une campagne d’Amnesty International et s’installe en Californie, à Berkeley, où il étudie les idées du philosophe Martin Heidegger et du linguiste John Langshaw Austin, et écrit une thèse sur les communications commerciales dans le « bureau du futur ». Il devient consultant et entrepreneur dans les technologies (au début des années 1980, Werner Erhard, créateur du programme Erhard Seminars Training, fait partie de ses soutiens). Puis il remonte sur la scène politique chilienne et est élu sénateur en 2001. Il envisage finalement de se présenter à l’élection présidentielle, crée son propre parti et noue alliance avec la droite.

Avant de développer le projet Cybersyn, Stafford Beer se plaignait du fait que la technologie « semble mener l’humanité par le bout du nez ». Après son expérience chilienne, il pense que ce n’est pas le seul problème. La Silicon Valley a prouvé qu’elle était, plus que Santiago, le centre du monde cybernétique pour l’entreprise. Mais Stafford Beer croit que les big data et la dissémination de capteurs peuvent aussi remplir une fonction sociale.

C’est vrai, la collecte cybernétique des données permet un usage plus efficace des ressources. Mais les thermostats sophistiqués et abordables ne doivent pas nous empêcher de nous demander si les murs de nos maisons manquent d’épaisseur ou si une fenêtre est cassée. Un peu de « pensée causale » peut mener loin. Par son utopisme et son scientisme, pour ses compteurs algédoniques et ses graphiques, le projet Cybersyn a un sens politique : il est né et a grandi selon les besoins du citoyen. Le problème avec l’utopie numérique contemporaine, c’est qu’elle tient généralement sur un PowerPoint de présentation pour investisseurs en capital-risque. Comme citoyens de l’ère des big data, nous n’avons pas pour autant compris comment nous frayer notre chemin vers le bonheur. 


Article paru dans le numéro 19 de Vanity Fair France (janvier 2015).