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mercredi 10 décembre 2014

ÉTATS-UNIS : « J'AI ÉTÉ INTERROGATEUR À ABOU GHRAIB. J'AI TORTURÉ »

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TABLEAUX DE FERNANDO BOTERO REPRÉSENTANT DES SCÈNES DE TORTURES À ABOU GHRAIB
Mais l'intitulé du cours, « Ecrire la guerre », m'a empêché de laisser à trop grande distance les souvenirs qui me hantent depuis dix ans. Je suis reconnaissant à Lehigh de m'avoir permis de donner ce cours. La volonté de l'école de mettre d'anciens combattants dans les salles de classe représente exactement ce que ce pays doit faire pour traiter de façon collective l'héritage de treize années de guerre. Mais donner un cours sur la guerre m'a rappelé chaque jour que je ne suis pas un professeur d'université.

J'ai été interrogateur à Abou Ghraib. J'ai torturé.

Abou Ghraib [prison proche de Bagdad où des militaires et des agents de la CIA ont commis des violations des droits de l'homme à l'encontre de détenus irakiens, révélées en 2003] pèse sur chaque minute de chacune de mes journées. Début 2004, à l'intérieur d'Abou Ghraib, des ouvriers ont recouvert en toute hâte des fresques représentant Saddam Hussein avec une couche de peinture jaunâtre. Je me suis accidentellement appuyé contre l'un des murs. Je porte encore la polaire noire sur laquelle s'étale une tache délavée. Je sens encore l'odeur de la peinture. J'entends encore les bruits. Je vois encore ces hommes que nous appelions détenus.

Pour les livres d'histoire

Lorsque j'ai demandé à mes élèves de partager leurs souvenirs de la publication des photos montrant les sévices infligés aux détenus d'Abou Ghraib, ils m'ont regardé de la façon dont les étudiants vous regardent lorsqu'ils pensent qu'ils devraient savoir quelque chose et sont trop gênés pour admettre qu'ils ne le savent pas. La plupart ont détourné les yeux, certains m'ont fait un signe de tête évasif, d'autres ont préféré être honnêtes et ont tout simplement bâillé.

C'était ma première rencontre avec une génération qui ne considère pas la publication des photos d'Abou Ghraib comme un moment capital dans leur vie. Je ne les blâme pas. A cette époque, en 2004, ils étaient à l'école primaire. Cela appartient aux livres d'histoire. C'est le genre de choses dont parlent leurs parents. La réponse à une question dans un contrôle.

En regardant leurs visages dénués de toute expression, je me suis rendu compte que, si je le voulais, je pourrais m'abandonner à un puissant sentiment de soulagement. Abou Ghraib finira par s'effacer. Mes transgressions seront oubliées. Mais seulement si je le permets.

J'ai publié dans les journaux des articles décrivant les sévices auxquels nous avons soumis les détenus irakiens. J'ai donné des interviews à la télévision et à la radio. J'ai parlé devant des groupes d'Amnesty International et j'ai tout confessé à un avocat du ministère de la Justice et à deux agents du service d'enquêtes criminelles de l'armée. J'ai dit tout ce qu'il y avait à dire. Il me serait facile de prétendre que la meilleure chose à faire est de tourner la page. 

« Je ne suis pas cet homme » 

Debout devant la classe ce jour-là, j'ai été tenté de laisser l'apathie adoucir les vérités douloureuses de l'histoire. Je n'avais plus à assumer mon rôle d'ancien interrogateur d'Abou Ghraib. J'étais professeur à l'Université Lehigh. Je pouvais noter des devoirs et dire des choses intelligentes en classe. Mon fils pouvait prendre le bus pour aller à l'école et dire à ses amis ce que son père faisait comme métier. J'étais un homme dont on pouvait être fier.

Mais je ne suis pas cet homme. J'ai été interrogateur à Abou Ghraib. J'ai torturé.

Finalement, j'ai demandé à mes élèves de chercher les photos d'Abou Ghraib et d'écrire sur leur réaction. Nous avons passé du temps à parler des sévices commis et je leur ai même fait lire certaines des choses que j'ai écrites. Ils ont continué à m'appeler « professeur », mais je soupçonne qu'ils ne me voyaient plus comme tel.

Beaucoup de choses restent censurées

[Mardi 9 décembre 2014], le Sénat a publié son rapport sur la torture. Beaucoup de gens ont été surpris par son contenu : il parle d'une utilisation du « waterboarding » [ou simulation de noyade : de l'eau est versée sur un tissu couvrant la tête et les voies respiratoires, ce qui donne la sensation de mourir par asphyxie] beaucoup plus fréquente que ce qui a été affirmé, de privations de sommeil allant jusqu'à une semaine, d'une pratique humiliante et horrible appelée « réhydratation rectale ». Je ne suis pas surpris. Je peux vous assurer qu'il y en a encore plus. Beaucoup de choses sont encore censurées.

La plupart des Américains n'ont pas lu ce rapport. La plupart ne le liront jamais. Mais il nous rappellera à jamais le pays que nous avons été.

Dans une salle de classe du futur, une enseignante demandera à ses élèves de lire des choses sur ce que ce pays a fait dans les premières années du 21e siècle. Elle distribuera des extraits du rapport du Sénat sur la torture. Il y aura des regards vides et des bâillements indifférents. Les élèves écriront des dissertations et des devoirs. Et ils apprendront que ce pays n'est pas toujours une chose dont on peut être fier.