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samedi 6 décembre 2014

ARGENTINE : C’EST LE SANG QUI PARLE

DESSIN DE BOLIGÁN PARU DANS EL UNIVERSAL, MEXICO

Le petit-fils de la présidente des Grands-Mères de la place de Mai vient de reconstituer son histoire grâce à l’ADN. La preuve que l’“indice grand-parental” est un outil essentiel pour identifier les liens de parenté.


Laura Carlotto a accouché derrière des barreaux, une cagoule sur la tête. Elle est restée cinq heures avec son bébé. Avant qu’on ne le lui vole, elle lui a murmuré à l’oreille : “Tu t’appelles Guido, comme ton grand-père.” Puis on l’a endormie, on l’a transférée ailleurs et on l’a tuée d’une balle dans le dos. 

Trente-six ans plus tard [en août dernier], lors d’une conférence de presse, Estela de Carlotto [la présidente des Grands-Mères de la place de Mai] a regardé droit devant elle et a annoncé avec satisfaction : “Ce que nous avions dit s’est réalisé : ce sont eux [les enfants] qui vont nous chercher.” Ignacio Hurban était séparé de ses parents adoptifs par les gènes et la culture. Il avait des doutes, et, quand ces doutes sont devenus insupportables, il a envoyé un courriel aux Grands-Mères de la place de Mai. Il a fait faire des analyses et son sang l’a confirmé : il est le petit-fils n° 114 [le 114e à être identifié, l’organisation estimant à 500 le nombre de bébés disparus]. 

Il est Guido Montoya Carlotto. Il a cherché ses origines, la science les a trouvées. Bien des années auparavant, ayant perdu tout espoir de revoir leurs enfants, les Grands-Mères avaient compris qu’elles devaient désormais rechercher leurs petits-enfants. Pour y parvenir, elles se cachaient à la sortie des écoles ou se déguisaient en infirmières dans les hôpitaux. Elles prenaient le thé dans des bars de Buenos Aires comme Las Violetas [où elles simulaient des anniversaires pour se réunir sans attirer l’attention] et s’exposaient au mépris dans les commissariats. Elles reprenaient espoir puis s’effondraient. 

Elles prêchaient dans le désert : les journaux leur fermaient leurs portes, les juges les chassaient de leurs bureaux. L’Argentine était un pays fermé, alors elles sont parties chercher de l’aide ailleurs. Elles dénonçaient les disparitions d’opposants et les vols de bébés, mais se demandaient aussi comment sauter le chaînon manquant – leurs enfants – pour retrouver leurs petits-enfants lorsque la démocratie reviendrait. 

En France, en Espagne, en Italie et en Suède, des scientifiques leur avaient dit que c’était impossible : les identifications se faisaient uniquement à partir de tests de paternité. En 1982, quand Chicha Mariani, première présidente des Grands-Mères de la place de Mai, et Estela, la vice-présidente, sont arrivées à New York pour exposer la situation devant l’ONU, [le généticien argentin exilé] Víctor Penchaszadeh les a rencontrées dans un hôtel de l’avenue Lexington. Et il les a écoutées. 

Des cobayes. Désireux de redorer le blason d’une science associée à l’eugénisme nazi, il leur a dit qu’il était prêt à relever le défi : déterminer la filiation d’un enfant à partir du sang de ses grands-parents. Lui et ses collègues de l’université de Berkeley ont fait équipe avec Fred Allen, du New York Blood Center, ainsi qu’avec des statisticiens, des épidémiologistes et des mathématiciens coordonnés par la généticienne Mary-Claire King. 

Et ils se sont mis au travail. En 1983, ils ont annoncé à Chicha et Estela : “Oui, c’est possible, et le test est infaillible.” L’“indice grand-parental” [qui permet d’établir le lien de parenté entre petits-enfants et grands-parents avec une probabilité de 99,99 %] était né. Il a d’abord été élaboré pour les quatre grands-parents, puis pour trois, puis pour des parents moins directs. La dictature était finie et les tests pouvaient commencer dans le pays. Mais le chemin restait semé d’embûches. 

Le laboratoire privé le plus connu d’Argentine était alors dirigé par un ancien expert de l’armée. Comme l’association des Grands-Mères de la place de Mai ne voulait pas avoir recours au service d’un militaire, le ministère de la Santé de Buenos Aires a transmis les examens au service d’immunologie de l’hôpital Durand [de Buenos Aires]. La première restitution grâce à des techniques immunogénétiques a été obtenue en 1984. C’était celle qui liait Elsa Pavón à sa petite-fille Paula Logares, 7 ans. Les retrouvailles ont été difficiles, jusqu’au moment où la grand-mère a rappelé à Paula comment elle appelait son père quand elle était petite : Calio. La petite s’est mise à pleurer, puis s’est endormie. 

Les grands-mères et les proches qui les accompagnaient ont alors poursuivi leurs efforts, tout en se demandant si elles avaient opté pour la bonne méthode. Elles ont milité pour la création d’une Banque nationale des données génétiques (BNDG), qui a vu le jour en 1987. Cette banque était appelée à receler l’un des trésors de l’Argentine, le sang des personnes qui acceptaient qu’il soit comparé avec celui des gens qui doutaient de leur identité. “Nous étions des cobayes”, assure Abel Madariaga, le secrétaire des Grands-Mères de la place de Mai, dans le magnifique documentaire 99,99 %. La Ciencia de las Abuelas [La science des Grands-Mères].