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vendredi 10 octobre 2014

VERS LA POST DÉMOCRATIE ?

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Sombre tableau

Àl’aide de multiples graphiques et avec un sens
LE SOCIOLOGUE ALLEMAND WOLFGANG STREECK
de la pédagogie qui ne nous épargne aucun détail du sombre tableau qu’il dresse, Wolfgang Streeck, professeur de l’université de Cologne, né en 1946, montre comment l’actuel triomphe du marché, fâché avec la croissance dès le milieu des années 1970, se produit alors que ledit marché n’est plus en mesure que d’empiler de la dette. Dans son avatar « néo­libéral », le capitalisme se révèle donc incapable d’honorer les promesses de l’Etat social d’après-guerre, et la politique qu’il reconfigure sous nos yeux se met au service d’un autre peuple, celui des « rentiers » du capital, qui ne maintient son emprise sur l’opinion publique qu’en anesthésiant celle-ci par le biais d’une industrie culturelle envahissante – et en lui martelant l’idée qu’il n’y a pas d’alternative.

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L’ouvrage décrit l’après-guerre comme une période
FRIEDRICH HAYEK, 1940.
de lente dissolution de l’Etat-providence, interventionniste et redistributeur. Depuis plusieurs décennies, mais surtout depuis le krach de 2008, le capitalisme serait entré dans un état de crise permanente dont rien ne permet de penser qu’il va sortir. Il se contente en réalité d’ajourner son implosion et de retarder la colère des laissés-pour-compte de la redistribution, en « achetant du temps », autrement dit en recourant à des déficits impossibles à combler et à des dettes ­insolvables.


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LORD MAYNARD KEYNES ET SA FEMME LYDIA, 1944
En fait, le vaisseau navigue à vue, sans perspective. Wolfgang Streeck suit à la trace le passage de la dominante keynésienne, caractérisée par l’interventionnisme étatique, à un capitalisme ultralibéral, de part en part « hayékien ». Friedrich Hayek (1899-1992) fut l’un des inspirateurs du tournant « libéral » des années 1980, incarné par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Comme le rappelle Wolfgang Streeck, Hayek rêvait d’un Parlement élu, tous les quinze ans seulement, par des citoyens autorisés à ne voter qu’une seule fois dans leur vie, à l’âge de 45 ans…
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COUVERTURE DE « GEKAUFTE ZEIT »
Pour Wolfgang Streeck, la politique est engoncée dans une « camisole de force » globalisée, échappant aux opinions publiques nationales. Une telle mutation « postdémocratique » est facilitée par la tendance à la désyndicalisation, à l’abstention qui touche les couches les plus fragiles. Aujourd’hui, même les partis sociaux-démocrates se comportent en représentant des « classes moyennes citadines » qui profitent de la dérégulation. Quant à la « gouvernance » (des banques, des bureaucraties européennes, etc.), parfois présentée comme une alternative aux institutions nationales déficientes, Streeck estime qu’« elle est inapte à tout fonctionnement démocratique, par le fait qu’elle est pratiquée en très grande partie, et particulièrement en Europe, comme une politique internationale – sous la forme d’une diplomatie financière interétatique ».

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Cette critique, qui s’étend ainsi aux institutions de
JÜRGEN HABERMAS, DANS LES ANNÉES 50
l’Union européenne, auxquelles l’auteur reproche de s’arc-bouter sur la monnaie unique, est peu courante en Allemagne. Des notions comme le « cosmopolitisme » ou la foi dans le fait que la construction européenne constitue bel et bien un progrès vers la démocratie ont, pour des raisons historiques, dominé la scène intellectuelle d’outre-Rhin sous la houlette, notamment, du philosophe Jürgen Habermas – avec lequel Wolfgang Streeck engage un dialogue critique dans la postface. Par sa radicalité, ce livre rappelle plutôt les propos incandescents de L’Anti-Œdipe (Minuit, 1972), où Gilles Deleuze et Félix Guattari décrivaient la nature destructrice et « schizophrénique » du capitalisme. Si tous ces « avertisseurs d’incendie » se montraient bons prophètes, l’avenir ­serait décidément bien à craindre.