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vendredi 3 octobre 2014

LE NÉOLIBÉRALISME FAIT RESSORTIR CE QU'IL Y A DE PIRE EN NOUS

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«IL N'Y A PAS DE SOLUTION ALTERNATIVE»
SLOGAN ATTRIBUÉ À MARGARET THATCHER

Ces trente dernières années de néolibéralisme et de privatisation ont laissé des traces, la pression pour "réussir" est désormais constante et jugée normale. Si vous en doutez, permettez-moi simplement d'affirmer ceci : la méritocratie au sens néolibéral récompense certains traits de personnalité et en pénalise d'autres.

Certaines caractéristiques sont incontournables pour réussir aujourd'hui. La première est d'avoir le contact facile, l'objectif étant de séduire le plus grand nombre de gens possibles. Le contact peut être superficiel, mais comme cela vaut pour la plupart des interactions humaines aujourd'hui, plus personne ne s'en rend vraiment compte.

Il est important de savoir se vendre, de dire que vous connaissez beaucoup de monde, que vous avez de l'expérience et que vous venez juste d'achever un projet important. Les gens découvriront plus tard que tout cela n'était que de la poudre aux yeux, mais le fait de commencer par les duper relève d'un autre trait de personnalité important : vous pouvez désormais mentir sans scrupules. Vous n'avez jamais à assumer vos propres responsabilités.

Vous êtes en outre de nature flexible et impulsive, toujours à la recherche de nouveaux défis. Dans les faits, cela vous pousse à prendre des risques, mais peu importe, ce n'est pas vous qui paierez l'addition. D'où ai-je tiré cette liste de caractéristiques? De Robert Hare, spécialiste le plus connu de la psychopathie et auteur de la Psychopathy Checklist permettant de détecter ce trouble.

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COUR D'ÉCOLE À VINCENNES, LE 4 SEPTEMBRE 2012.  PHOTO CHARLES PLATIAU. REUTERS 

Les brimades des cours d'école ont envahi les bureaux

Cette description est évidemment un cas extrême. La crise financière a toutefois montré à un niveau macro-social (dans les tensions entre pays de la zone euro par exemple) comment opère la méritocratie néolibérale au niveau des individus. La solidarité devient un luxe et cède la place à des alliances temporaires, le principal souci de chacun étant toujours de profiter davantage de la situation que son voisin. Les liens sociaux entre collègues s'étiolent, de même que l'implication personnelle et émotionnelle au sein de l'entreprise.

Les brimades des cours d'école ont envahi les bureaux, où il est désormais normal pour certains de faire régner la terreur. Ce comportement est un symptôme typique d'un individu impuissant exprimant sa frustration sur les plus vulnérables. En psychologie, on appelle cela un déplacement de l'agressivité. Cette attitude recouvre un profond sentiment de peur, une angoisse liée à des performances personnelles ou une anxiété sociale plus large et la perception de l'autre comme une menace.

L'évaluation constante des performances au travail débouche sur une perte d'autonomie et une dépendance croissante à des normes extérieures et souvent changeantes. Résultat, on assiste à ce que le sociologue Richard Sennett décrit si justement comme une "infantilisation des employés". Des adultes se livrent à des caprices d'enfants, des collègues se jalousent pour un rien ("elle a un nouveau fauteuil de bureau et pas moi"), on fait de petit mensonges, on trompe son monde, on se réjouit du malheur des autres et on cultive la vengeance mesquine. Telles sont les conséquences d'un système qui empêche les gens de penser de manière indépendante et ne traite pas ses employés comme des adultes.

Plus important, on constate une grave détérioration de l'estime de soi, un sentiment qui dépend largement de la reconnaissance que nous accordent les autres, ainsi que l'ont démontré des penseurs comme Hegel ou Lacan. Sennett parvient à la même conclusion lorsqu'il observe que la principale question que se posent les employés aujourd'hui est : "Qui a besoin de moi ?" Et ils sont de plus en plus nombreux à répondre : personne.

Notre modèle de société affirme en permanence que tout le monde peut réussir s'il s'en donne les moyens. Tout cela en renforçant les privilèges des uns et en exerçant une pression croissante sur ses citoyens déjà épuisés. De plus en plus de gens sont confrontés à l'échec et se sentent humiliés et coupables. On ne cesse de nous dire que nous n'avons jamais été aussi libres de choisir notre vie, mais notre choix est plus que limité si nous ne choisissons pas de "réussir".

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LA MÉTAMORPHOSE DE FRANZ KAFKA


Changement éthique, changement identitaire

Ceux qui ne réussissent pas sont en outre stigmatisés et traités comme des ratés ou des parasites profitant de notre système de sécurité sociale. La méritocratie au sens néolibéral voudrait nous faire croire que la réussite dépend des talents et des efforts personnels de chacun. La responsabilité en incombe donc aux seuls individus, et les autorités devraient leur laisser le maximum de liberté pour atteindre leurs objectifs. Pour ceux qui croient au mythe du choix illimité, l'autogestion et l'autonomie sont les pierres angulaires de leurs convictions politiques, surtout quand elles sont la promesse de liberté accrue. L'idée de la liberté dont jouissent les citoyens des pays occidentaux est – avec celle de l'individu perfectible – la plus grande contre-vérité de notre époque.

Le sociologue Zygmunt Bauman a parfaitement résumé le paradoxe de notre temps : "Nous n'avons jamais été aussi libres, et nous ne nous sommes jamais sentis aussi impuissants". Nous sommes effectivement plus libres que jamais au sens où nous pouvons critiquer la religion, profiter d'une nouvelle permissivité en matière de sexe ou soutenir le mouvement politique de notre choix. Mais si nous pouvons faire tout cela, c'est parce que plus rien de tout cela n'a d'importance : les libertés de ce genre ne sont que des produits dérivés de l'indifférence. Dans le même temps, notre vie quotidienne est devenue une bataille permanente contre une bureaucratie qui ferait frémir Kafka lui-même. Tout est réglementé, de la teneur en sel du pain à l'élevage de volaille en milieu urbain.

Notre supposée liberté se rattache à une condition majeure : nous devons réussir, nous devenons devenir quelqu'un. Pas besoin de chercher loin pour trouver des exemples. Un employé très compétent qui préfère s'investir dans son rôle de parent plutôt que dans son travail s'exposera à la critique. Il paraîtrait insensé qu'une personne ayant un bon travail refuse une promotion pour consacrer davantage de temps à d'autres activités (sauf si ses autres activités sont couronnées de succès). Une jeune femme voulant devenir institutrice s'entendra dire par ses parents qu'elle devrait commencer par décrocher un master en économie (institutrice, mais à quoi pense-t-elle ?).

On ne cesse de se lamenter sur le supposé déclin des règles et des valeurs dans notre société. Mais nos règles et nos valeurs constituent une part essentielle de notre identité. On ne peut pas les perdre, on ne peut qu'en changer. C'est précisément ce qui s'est passé : un changement de l'environnement économique reflète un changement éthique et annonce un changement identitaire. Le système économique actuel fait ressortir ce qu'il y a de pire en nous.