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lundi 27 octobre 2014

ALEJANDRO JODOROWSKY, 69 ANS, PAPE DE LA BD, CINÉASTE CONVULSIF ET PITRE MYSTIQUE, EXPLORE LA PATERNITÉ VIRTUELLE DANS UN NOUVEL ALBUM. POLYFACÉTIEUX.

PORTRAIT À 16 ans, Alejandro Jodorowsky pesait 120 kilos.  Efficace pour être vu quand on n'a pas été désiré. On l'envoie à la gym, sans résultat. Guidé par un désir artistique tripal, il écrit des poèmes et maigrit. Ce petit miracle trace sa ligne de vie: il sera artiste. Il va en faire des tonnes pour être reconnu: un vrai cirque. Fatal, sa grand-mère était dompteuse de puces. 

Non content d'être l'un des scénaristes les plus prolifiques de la BD et le père de l'Incal ­ un énorme succès ­, il est aussi acteur, mime, réalisateur et psychomagicien. 

Glissant, en funambule interstellaire, du cinéma à la bande dessinée, de l'obscène au sacré. Après une vie de saltimbanque, suivi de sa smala, ce Chilien d'origine russe a planté son chapiteau dans le XXe. Dans un café arabe et un club d'arts martiaux, chaque mercredi Jodorowsky devient «Jodo», pour une lecture du tarot «gratis», suivie d'une conférence thérapeutique. Pape de la BD, cinéaste convulsif ou charlatan transcendantal? Son parcours de touche-à-tout inclassable tient du bric-à-brac icôno-ésotérique. A se prendre les niveaux de lecture dans l'oeil. Une curiosité mêlée de crainte scelle la rencontre dans son appartement du VIIIe arrondissement. Une bibliothèque d'érudit cerne les quatre murs. Son bureau tient de la chaire d'église. La pendule d'usine scande les journées de lecture et d'écriture, qui s'achèvent souvent à l'aube. Alejandro Jodorowsky se cale dans un canapé, un des sept chats l'y rejoint illico. Un ventre de Bouddha sous le gilet trois-pièces, un sourire très doux que dément le regard noir perçant. «Je suis polyfacétique», s'excuse-t-il, rigolard. Il tutoie et vous balade, avec son accent chatoyant, de colères en joyeux coq-à-l'âne: passant de l'amour paternel au foot, des Japonais qui déboisent la forêt chilienne pour leurs baguettes aux philosophes qui font du mauvais cinéma" «Ça me dérange d'être devenu un personnage: Jodo, le clown mystique, ce n'est pas moi. L'important, c'est l'oeuvre. Mais, si j'aborde l'oeuvre, j'écris ma nécro, je suis mort! Et je veux vivre jusqu'à 120 ans. J'ai dix ouvrages en cours: des poèmes, un traité sur les couples du tarot, quatre albums" Je n'ai pas fini!» L'espoir n'est pas fou: quasi centenaire, son père vit toujours. Jeune acteur de théâtre, Jodorowsky doute de sa réussite. Pour vérifier si le succès perdure sans le texte, il passe au mime. Ecrit des sketches pour Marceau: le Mangeur de coeurs, la Cage, où tout stagiaire en expression corporelle aura testé son concept du prisonnier: paumes écartées en appui sur une paroi virtuelle. L'artiste tente une image forte par décennie. En 1962, il convulse en string de cuir pour le théâtre Panique, fondé avec Arrabal et Topor, une provoc contre l'embourgeoisement des surréalistes. Puis réalise un western métaphysique, El Topo. Il y incarne un cow-boy macho, plus habile à déboucler le ceinturon qu'à dégainer le revolver. Suivront six films entre contes de fées et enfers grand-guignolesques, avec force rituels et monstres tronqués. Après un an d'adaptation, la réalisation de Dune lui échappe, elle est confiée à David Lynch. Jodorowsky pénètre alors un univers à la hauteur de sa fantasmagorie: la BD. Il y fait une entrée triomphale avec Moebius au dessin de l'Incal, vendu à un million d'exemplaires. Le thème, leitmotiv de sa création, traite de la Métamorphose ­ un détective minable vogue, en six tomes, vers la supraconscience. Moebius s'anime encore de ce duo lumineux. «Alejandro me racontait l'histoire en la mimant. Je prenais sous la dictée: découpage, intrigue et dialogues. Six heures pour boucler 60 pages. Jamais en panne de délires et d'imagination, son cerveau contiendrait 3 000 ordinateurs en folie.» Rien d'étonnant que Jodorowsky plonge aujourd'hui dans la réalité virtuelle. Sa nouvelle série, les Technopères, remet un peu de «père et de néomorale» dans un univers dominé par les ordinateurs. En doublé sort une autre BD, Juan Solo, dédiée à son fils Téo, mort il y a trois ans. «J'ai cinq enfants, quatre vivants.»

Comme dans la tradition du cirque, Jodorowsky, c'est une famille. Son aîné, Brontis, évoque l'enfance avec ses trois frères, entre New York, Paris et Mexico, une ambiance très virile mais sans interdits. «Il n'a pas trop suivi la scolarité et la légende veut qu'on ait appris à compter avec le tarot. Il voulait faire de nous des surhommes, qu'on se développe au maximum: musique, acrobatie" Très tôt, il nous posait des questions: Qu'est-ce que Dieu? L'amour? Comment va ta vie émotionnelle? Et, souvent: Suis-je un bon père?» Ses fils ont tous joué dans ses films, tous sont acteurs. Sa fille, Eugénie, qu'il n'a pas élevée, a fait sécession. Dernier échange: «Eugénie, grandis donc un peu.» La fille à son père: «Et toi, diminue donc un peu.»

Le mercredi, Jodo est roi en sa cour de paumés venus chercher, dans la lecture du tarot, une clé pour avancer ou un assentiment paternel. Le Cabaret mystique ne figure pas dans l'Officiel des spectacles; pourtant, fidèles et profanes s'y pressent depuis dix-neuf ans. «Je ne peux pas empêcher le fait d'avoir des adeptes. Je ne le fais pas pour l'argent ou pour une secte mais pour exalter les consciences. Je ne suis ni voyant ni gourou. Pas même un maître. Je dis quelques vérités, et alors? La montre cassée ne donne-t-elle pas l'heure juste deux fois par jour?» Il y a vingt ans, l'artiste a fait une mégacrise: et l'utilité de l'art dans tout ça? D'où sa modeste proposition d'un «art guérisseur» alliant tarot et arbre généalogique. Le théâtre thérapeutique s'ouvre sur un mantra: quand les Tibétains unissent leurs voix sur le «ôm» sanscrit, ici la salle murmure «femme». «Moïse ôte ses chaussures pour grimper le mont Sinaï non par rituel sacré mais juste parce qu'il a mal aux pieds.» A le voir relire les Evangiles ou les blagues Carambar, le public est hilare. Lui a trouvé un auditoire digne de son pitre. L'homme a beaucoup cherché: Bouddha, le zen Takata, la sorcière Paquita" Un savoir hétéroclite et millénaire qu'il panache pour exclure tout intégrisme. Sa grand-mère ne renia-t-elle pas la religion juive pour devenir goy?

Alejandro Jodorowsky n'a rien d'un moine non plus. «En mâle sud-américain barbare, je ne comprenais rien à la psyché féminine. Quand j'ai commencé à lire le tarot, il y a trente ans, je rentrais dans la séduction, ça finissait toujours au lit. Peu à peu, j'ai imité la sainteté, dit-il, riant sous cape. J'ai toujours vécu avec une femme, le couple est une grande joie dans ma vie. Je le défends comme une activité sacrée de préservation de l'humanité. Si le pape sortait sur son balcon de Saint-Pierre de Rome avec, à son bras, une dame de qualité comme la Papesse, il changerait forcément l'image du couple sur la planète.»

Sa compagne rentre d'un cours qu'il voudrait absolument de karaté. En fait, c'est une leçon d'espagnol. «Mais qu'est-ce qu'on va dîner ce soir?» Puis, tout bas, presque inaudible, avec une ruse de macho pleine de délicatesse: «On irait à l'Italien?» La jeune femme n'hésite pas une seconde: «Alors, je te fais des pâtes à la mozzarella!».

[photo LAURENT MONLAÜ]

Alejandro Jodorowsky en 7 dates : 17 février 1929: Naissance à Tocapilla (Chili).

1962: Il fonde le Mouvement Panique avec Arrabal et Topor.

1974: Il réalise la Montagne sacrée.

1981: Tome 1 de la série des Incal, avec Moebius.

1989: Il réalise Santa Sangre.

1994: Sortie du Théâtre de la guérison, son traité de psychomagie.

Mai 1998: Parution des Technopères, avec Janjetov. La Chair et la gale avec Georges Bess (Juan Solo 3). Sortie en poche du roman l'Arbre du dieu pendu.

CLEMENT Claudine