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lundi 13 janvier 2014

POLITIQUE – LES « GÓMEZ » DE L’ELYSÉE

Enfants ou petits-enfants d’immigrés, trois des conseillers de François Hollande se sentent aussi français qu’espagnols. Histoires d’intégrations brillamment réussies.


«Nous sommes les seuls Espagnols qui murmurent à l’oreille du président », plaisante Paul Jean-Ortiz, conseiller diplomatique et sherpa G8 de François Hollande, petit-fils d’une aristocrate légitimiste madrilène et fils d’un conseiller municipal socialiste de Villarrobledo (province d’Albacete) qui a fui en Algérie au lendemain de la guerre civile espagnole. « Nous formons de loin le meilleur lobby de l’Elysée », s’amuse pour sa part Aquilino Morelle, fils d’émigrés et d’exilés asturiens, diplômé de la prestigieuse Ecole nationale d’administration (ENA), conseiller politique et porte-parole du chef de l’Etat pour les affaires intérieures. « Nous sommes la cuadrilla du président », tranche dans un espagnol impeccable Romain Nadal, arrière-petit-fils de Majorquins et de Catalans qui, enfant, passait ses vacances à L’Escurial [village de la communauté autonome de Madrid] et a grandi dans la ville la plus hispanophile de l’Hexagone, Nîmes. Il est aujourd’hui conseiller diplomatique de la présidence et porte-parole du ministère des Affaires étrangères.

« Il y a une question que j’aimerais vous poser : parlez-vous espagnol entre vous, dans les couloirs du palais ? 

CHARLOTTE HERNÁNDEZ
Seulement lorsque nous voulons que les autres ne comprennent pas ! » La lumière du rare soleil d’octobre entre à flots dans l’immense bureau de Paul Jean-Ortiz (Jean est le patronyme de son grand-père et Ortiz celui de sa grand-mère). Nous sommes à cinquante mètres de l’Elysée, dans ce que l’on pourrait appeler l’aile espagnole de la présidence de la République française. C’est un bel hôtel particulier, plus modeste que le palais. C’est ici que se réunit chaque matin à 8 heures la « cellule diplomatique », qui informe le chef de l’Etat sur l’international. Ici aussi que travaille, dans un bureau tout proche,  le quatrième personnage de ce reportage : la benjamine du groupe, Charlotte Hernández, jeune femme d’origine valencienne dont la grand-mère habitait le village de Casasimarro (province de Cuenca). Après trois ans passés à l’ambassade de Madrid, elle est, du haut de ses 33 ans, l’assistante du plus âgé de l’équipe, Paul Jean-Ortiz, qui a maintenant 56 ans. 

Pour être très différentes, les histoires de ces quatre serviteurs de l’Etat qui ont débarqué en mai 2012 dans les allées du pouvoir ont aussi des points communs : la misère et la guerre, l’émigration ou l’exil, l’école républicaine et laïque comme moyen d’intégration, le travail acharné, la chance, le talent, la réussite professionnelle et une nostalgie sereine des racines qu’ils ont laissées derrière eux. 

Jean-Ortiz, Morelle et Hernández, tout comme le ministre de l’Intérieur Manuel Valls (Barcelonais de naissance) ou la candidate à la mairie de Paris Anne Hidalgo (fille préférée du village de San Fernando, dans la province de Cadix), sont, au sein de l’élite politique française, les représentants des dizaines de milliers d’enfants et de petits-enfants d’émigrés et d’exilés espagnols, surnommés les « Gómez français », qui ont quitté leur patrie pauvre et inhospitalière pour se refaire une vie chez le voisin du Nord, plus riche et plus développé. 

Reconnaissants et parfaitement intégrés dans le pays qui accueillit leurs familles, tous quatre se sentent franco-espagnols et héritiers d’une double culture, bien que quelqu’un comme Morelle, par exemple, ait perdu en chemin son aisance à s’exprimer dans sa langue maternelle – « comme tant d’autres, dit-il, que l’on encourageait à parler français à la maison dans un souci d’intégration ». Au bout de deux heures avec eux, il me paraît évident qu’ils sont aussi franco-espagnols qu’hispano-français. 
PAUL JEAN-ORTIZ.

Castillan rouillé. Je commence mon interrogatoire individuel par Paul Jean-Ortiz. Diplomate de carrière, né le 10 mars 1957 à Casablanca (Maroc), licencié de philologie chinoise et ancien militant trotskiste, il a vécu près de vingt ans en Asie (il était en poste en Chine et au Vietnam de 1983 à 2005), a été ministre conseiller de l’ambassade de France à Madrid entre 2005 et 2009, parle couramment le mandarin et, outre ses fonctions de conseiller diplomatique de Hollande, il a été nommé le 17 mai 2012 sherpa (négociateur) pour les sommets du G8. 

« Mon père était espagnol et ma mère bretonne », raconte-t-il dans un castillan élégant quoique un peu rouillé. « Mon grand-père était français et est allé s’installer en Espagne au XIXe siècle. Il a épousé María Ortiz del Campo, une aristocrate madrilène désargentée, dont les parents, carlistes, s’étaient retrouvés ruinés au lendemain des guerres. A la naissance de mon père, Angel Jean Ortiz, ils ont déménagé à Madrid. Mon père a commencé à militer au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) en 1930. J’ai encore sa carte d’adhérent à la maison. C’était un fidèle d’Indalecio Prieto, et il s’est fait élire maire de Villarrobledo. Il est ensuite devenu juge de paix et, en 1938, il est allé se battre à Madrid. De là, il est parti à Alicante et a quitté le pays par le dernier navire en partance pour Oran, le Stanbrook. Il s’est installé en Algérie, puis est passé au Maroc. Comme il était chimiste, il travaillait pour une maison de parfums. Et il a fini par prendre la tête du Parti socialiste du Maroc.» 

A Casablanca, le père de Jean-Ortiz s’est marié à une Française : « Il s’est rendu compte qu’il était apatride. Il a pris la nationalité française en 1967 et nous sommes venus habiter en France. J’ai commencé à étudier le chinois par hasard. J’ai milité chez les trotskistes et ensuite je suis entré au Quai d’Orsay…» 

L’histoire de Romain Nadal, porte-parole et conseiller diplomatique de Hollande, né à Montpellier en 1968, est moins rocambolesque : « Mes parents et mes quatre grands-parents sont français, mais deux de mes arrière-grands-parents étaient des Espagnols qui avaient émigré au début du xxe siècle. Les Nadal viennent de La Seu d’Urgell [en Catalogne] et les Alcover, la branche de mon grand-père maternel, des Baléares. Ils sont venus à Montpellier comme ouvriers agricoles, mais le grand-père de mon père est mort de la grippe espagnole le 11 novembre 1918 – le jour de l’armistice, où la France entière fêtait la victoire. » 

ROMAIN NADAL
« Je suis né à Montpellier mais j’ai grandi à Nîmes, poursuit Nadal. Au lycée, j’avais beaucoup de copains espagnols issus de l’émigration économique. Quand j’étais petit, mes parents m’emmenaient aux corridas. Mon père était un passionné de l’Espagne ; il est devenu professeur d’espagnol et a acheté un appartement à L’Escurial, où nous allions passer l’été. C’est comme ça que j’ai pu visiter l’Andalousie, l’Estrémadure et bien d’autres régions. » 

Aquilino Morelle Suárez (né à Paris en 1962) descend de quatre branches d’Asturiens. Sa famille fut contrainte de quitter l’Espagne à deux reprises : la première fois pour des raisons politiques, et la seconde pour des questions de survie. « Mon père s’appelait Aquilino Morelle Coto, et ma mère Elena Suárez Cimadevilla. Ils sont tous deux décédés, maintenant. Leurs familles venaient de Mieres et de Sama de Langreo. Mon père est arrivé à Paris avec ses parents à l’âge d’un an et demi, et il y est resté de 1922 à 1936. Il avait 14 ans quand ils sont retournés passer des vacances dans les Asturies et qu’ils se sont fait surprendre par le coup d’Etat et le début de la guerre civile », explique-t-il en français. 

Assimilation totale. « Les frontières ont été bouclées et ils n’ont pas pu rentrer. Du coup, mon père a dû faire trois ans de service militaire. Il a rencontré ma mère et ils se sont mariés. Et, comme il voulait revenir en France, ils se sont établis à Irún. Le temps que les frontières rouvrent, ils avaient déjà quatre filles, et ils sont arrivés vers la fin des années 1950 dans la banlieue parisienne. C’est là que je suis né, ainsi que mes deux cadets. Nous habitions à Belleville, un quartier ouvrier où il y avait beaucoup d’Espagnols, de Portugais et d’Arabes. Mon père était bilingue et travaillait à l’usine Citroën de Nanterre. Ma mère, femme au foyer, s’est toujours sentie déracinée et n’a jamais très bien parlé le français. Ma langue maternelle était l’espagnol, mais nous avons été élevés dans une logique d’assimilation totale, sans nostalgie de l’Espagne, et avec l’idée que nous devions être plus français que les Français, et je me suis dévoué corps et âme à cette idée. » 

L’école républicaine et laïque a été la pierre angulaire de l’adaptation et du parcours individuel de ces enfants de l’émigration et de l’exil. Cette formation a permis à Jean-Ortiz, Nadal et Morelle de faire des études supérieures et d’entrer dans la fonction publique. Morelle a décroché un diplôme de médecin avant de suivre le cursus de l’Institut d’études politiques (Sciences Po) et d’intégrer la prestigieuse ENA, où il a rencontré Pierre Moscovici, l’actuel ministre de l’Economie. Celui-ci l’a présenté à Lionel Jospin, qui l’a embauché comme conseiller et rédacteur de discours jusqu’au jour fatal du 21 avril 2002, lorsque Jean-Marie le Pen, dirigeant du Front national, a battu le candidat socialiste au premier tour de l’élection présidentielle. 

AQUILINO MORELLE
Nadal et Ortiz ont embrassé une carrière diplomatique et ont occupé des postes à responsabilité dans diverses chancelleries et au Quai d’Orsay (avant d’entrer à l’Elysée, Nadal était déjà porte-parole du ministère des Affaires étrangères). Charlotte Hernández a passé le concours de recrutement du ministère des Affaires étrangères il y a dix ans, lorsqu’elle a décidé de mettre à profit ses facilités pour les langues étrangères. Ses racines sont à Casasimarro. « Ma grand-mère est née là-bas, raconte-t-elle. A la fin des années 1950, elle s’est séparée de son mari et est partie à Paris avec ses enfants. » Sa grand-mère et ses oncles ont fini par retourner en Espagne, mais son père est resté : « Il a rencontré ma mère au théâtre où il travaillait et ils n’ont plus bougé d’ici. » 

Hernández parle un espagnol plus que correct, bien que dans son enfance elle n’ait jamais entendu son père utiliser sa langue maternelle à la maison. « Pour les communautés espagnoles et portugaises de sa génération, il était très important de bien parler français pour mieux s’intégrer, sans pour autant renier ses origines. J’ai appris l’espagnol avec ma grand-mère et mes oncles et en jouant avec les enfants du village quand j’y allais en vacances, deux ou trois fois par an. » 

Le deuxième point commun de ces quatre Espagnols de France ou Français d’Espagne est leur patron actuel : François Hollande. Aquilino Morelle est celui qui le connaît depuis le plus longtemps et qui a suivi de plus près son parcours politique. « Je suis entré au Parti socialiste en 1993 et j’ai commencé à travailler avec Lionel Jospin, au parti et au gouvernement. C’est là que j’ai fait la connaissance de Hollande. Par la suite, nous avons mené ensemble la campagne qui a débouché sur la victoire de Jospin face à Chirac aux législatives de 1997. Il était le porte-parole de Jospin, et moi son conseiller politique. Après la catastrophe d’avril 2002, nous nous sommes dispersés. Au référendum de 2005 sur la Constitution européenne, j’ai été l’artisan du ‘non’ avec Laurent Fabius, alors que lui défendait le ‘oui’ à la tête du parti. Ça a été un épisode très difficile. » 

A en croire Morelle, le socialiste Hollande nourrissait des ambitions présidentielles depuis le début de sa carrière politique. « Il a toujours cru en sa bonne étoile, tant au plan personnel que politique, et la tranquillité qu’il dégageait venait de la certitude qu’un jour il triompherait. C’est quelqu’un de très fort, et il peut avoir l’air indécis avant de prendre une décision. Mais, une fois qu’il a décidé, il est très ferme, beaucoup plus fort que Sarkozy, qui se targuait toujours d’être le plus fort. C’est un caractère doux et il a une intelligence très pratique, naturelle et très vive. Il pige tout au quart de tour. » 

—Miguel Mora