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jeudi 26 septembre 2013

LE CHILI 1973-2013, RÉCITS DE PHOTOGRAPHES 3

C’est ainsi qu’elle développe un travail « parallèle » dans la rue – son premier projet sera consacré aux ivrognes, discrètement rebaptisés Les dormeurs –mais aussi dans des lieux d’enfermement tels les hôpitaux psychiatriques ou des foyers pour personnes âgées. Elle fait des portraits des travestis, des boxeurs amateurs, des artistes de cirque (« De par son double visage (répression/imposture), la période de la dictature militaire au Chili a été un temps de cirque… »).

Depuis le début des années 1990, elle enchaîne d’autres projets au longue cours, avec des couples d’amoureux dans un centre psychiatrique (El Infarto del alma, L’infarctus de l’âme), les derniers Kawésqar, un peuple indigène de Patagonie (Los Nómades del mar, Les nomades de la mer), ou dernièrement, une communauté endogame de paysans atteints d’une maladie qui les empêche de voir les couleurs (La luz que me ciega, La lumière qui m’aveugle). Sans oublier ses portraits de rue, pris aujurd'hui en culeur avec un appareil numérique.

Cet entretien a été réalisé par courrier électronique interposé et grâce à la patience infinie de Paz Errázuriz.

MR : Vous avez fait des études en sciences de l’éducation, d’abord en Angleterre dans les années 60, ensuite à Santiago, où vous avez commencé à enseigner pendant la période de l’Unité Populaire. 

Comment êtes-vous venue à la photographie ? Comment êtes-vous devenue photographe ?

PE : Quand j’ai terminé mon séjour en Angleterre, mon idée était d’aller à Cuba et de participer à la campagne d’alphabétisation. Ensuite, des circonstances personnelles – la maternité, une séparation – ont fait que j’ai décidé d’être institutrice au Chile. Mais j’avais rapporté d’Angleterre mon premier appareil, un Exacta. J’y rêvais depuis toujours, je me sentais très, très attirée par la photographie.

Paz Errázuriz
Paz Errázuriz
Or j’ai commencé par prendre des photos de mes élèves pendant la récré. Puis leurs parents voulaient en acheter et je me suis  mise à monter une chambre noire chez mois et à apprendre  développer, soit par moi-même, soit avec les quelques amis  photographes que j’avais à cette époque. Il n’y avait pas d’écoles, on était autodidactes. 

C’est ainsi que je suis devenue photographe. Une décision consciente que j’ai pu confirmer plus tard, pendant la période de la  dictature militaire, quand plusieurs d’entre nous qui travaillaient en freelance ont décidé – à travers la création en 1981 de AFI  – de réclamer le statut de photographes professionnels au motif que nous gagnaient notre vie de la photographie et devraient  pouvoir nous appeler photographes, même en travaillant en indépendant [et étant de ce fait exclus du syndicat officiel].

Ce n’était que quelques années après, aux États-Unis, quand j’ai dit que je faisais de la photographie, qu’on m’a répondu : « Alors, vous êtes artiste ».

MR : Quelle sorte de travail faisiez-vous au début ?

PE : Des portraits d’enfants et de familles, ainsi que des reportages que je publiais dans une revue pour enfants qui s’appelait Mampoto.

MR : Vers la fin de 1973, vous avez aussi édité un petit livre photographique pour enfants, Amalia, qui raconte l’histoire d’une poule qu’on voit très confortablement installée chez vous, perchée sur une chaise, nichée dans l’armoire, jouant avec vos enfants... 

Paz Errazuriz, Amalia, 2013, ReCrea Libros
Paz Errazuriz, Amalia, 2013, ReCrea Libros

PE : C’est le journal intime d’une poule qui vivait chez moi, une mascotte. J’ai tout fait – les photos et les textes – avec mes enfants pendant le couvre-feu imposé par la dictature, quand on était obligés de passer beaucoup de temps à la maison, sans pouvoir sortir. Amalia a été l’un des premiers livres photographiques de la génération des années 70 en Amérique latine.  Cette année, deux maisons d’édition m’ont demandé de le rééditer, la deuxième édition sortira chez ReCrea Libros ce mois-ci, 40 ans plus tard.

MR : Effectivement, vos débuts en tant que photographe professionnel ont coïncidé avec le début de la dictature.

PE : La photographie m’a permis de m’exprimer à ma façon et de participer à ma façon à la résistance que ceux d’entre nous qui sommes restés au Chili pouvaient mener. C’était une manière d’être présent et de lutter.

MR : Comment avez-vous vécu cette lutte ?

PE : C’était à la fois passionnant et très motivant parce que la photographie a pris une dimension que je ne connaissais pas. Je faisais quelque chose dont le sens était très clair. Mais en même temps, j’étais consciente du danger. (D’ailleurs,  ma maison avait été brutalement perquisitionnée après le coup d’État.) Découvrir la rue de cette manière a fait monter l’adrénaline. Je l’ai ressenti comme une forme de militantisme.