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dimanche 24 octobre 2010

Rencontre avec Raúl Ruiz, conteur fascinant

A près de 70 ans, ayant frôlé la mort à la suite de graves ennuis de santé, Raúl Ruiz signe Mystères de Lisbonne, d'après Camilo Castelo Branco, produit par un autre célèbre Branco, Paulo. Au départ série de six heures pour la télévision portugaise et Arte, cet éblouissant fleuve de cinéma romanesque et feuilletonesque a été ramené à un film de cinéma de quatre heures et demie pour les salles françaises. Quatre heures et demie qui passent comme une heure, tant cette coulée filmique évoquant aussi bien Balzac ou Dumas que Rembrandt ou Vélasquez se révèle un chef-d'oeuvre récapitulatif et terminal qui n'a pourtantrien de monumental ou d'intimidant. Ni de terminal d'ailleurs, puisqu'ayant repoussé la maladie et la mort, l'incroyable Raúl Ruiz s'est déjà lancé dans de nouveaux projets.
Pour Mystères de Lisbonne, il a fait tourner des actrices françaises.
"C'était assez théâtral, se souvient Clotilde Hesme, Raúl faisait beaucoup de plans-séquences. On savait qu'on ne serait pas récupérés au montage ! J'avais beaucoup de texte, très écrit, à l'exception d'une scène où j'ai dû improviser un peu. Je n'ai jamais vu un plateau de cinéma aussi silencieux, un tel silence de travail, de concentration. Aucune hystérie. C'est le metteur en scène qui amène ça, avec une intelligence et une acuité formidables. Les grands ne parlent pas, seule la puissance de leur mise en scène fait jouer les acteurs."
Léa Seydoux a tourné trois jours pour quelques scènes : "C'était bref mais je suis très contente de l'avoir fait. Raúl était affaibli, tout le monde essayait de ne pas causer de troubles, d'être très concentré. Quand je tourne, certains réalisateurs me touchent par la façon de porter leur film, on sent qu'ils sont complètement investis, qu'ils y mettent toutes leurs forces, toute leur âme. Raúl est extrêmement bouleversant. Je n'avais pas lu le scénario intégral, je me laissais porter, je m'offrais à lui. C'est un film réalisé avec peu de moyens mais très riche, comme La Belle et la Bête de Cocteau."
Raúl Ruiz est né et a grandi de l'autre côté de la terre, dans le lointain Chili. Son goût pour les structures labyrinthiques naît des feuilletons radiophoniques qu'il écoute assidûment et des livres qu'il dévore enfant : "Je lisais des auteurs comme Stevenson, Chesterton... Le boum de la littérature latino n'avait pas encore eu lieu, je ne connaissais pas Borges. Il existait une littérature chilienne, mais plutôt des fresques socialistes gigantesques, inspirées par Jack London." Il aime aussi le théâtre de l'absurde (Adamov, Ionesco...) et le cinéma. "Je voyais des films pas forcément bons, comme Les Espions de Clouzot, film provocateur, volontariste, mais qui contient de très jolies choses. Ou des films atypiques comme Mickey One d'Arthur Penn."
Quand on lui demande comment il est devenu cinéaste, Ruiz propose malicieusement une réponse freudienne et une réponse marxiste. Selon la première, quand à 10 ans il voit Jeanne d'Arc de Victor Fleming avec Ingrid Bergman, il est pris de l'envie irrépressible d'entrer dans le film, de prendre Jeanne/Ingrid dans ses bras, de la sauver et de fuir avec elle. "J'ai découvert qu'un réalisateur pouvait faire ça, sauver un personnage condamné ! Je l'ai d'ailleurs souvent fait dans mes films." Selon le point de vue marxiste, Ruiz comprend grâce à la Nouvelle Vague qu'il est possible de faire des films avec le peu de moyens financiers disponibles au Chili.
Il tourne son premier film, le court métrage La Maleta, en 1961. Cette première période chilienne est, de son propre aveu, assez expérimentale, un peu dans la lignée de Film de Beckett, loin du baroque débridé qui fera sa réputation. "Notre esthétique était radicale, on voulait arriver au degré zéro du cinéma.
Nous étions très influencés par la culture et les idées françaises. Notre cinéma était très dépouillé."
Le 11 septembre 1973, un coup d'Etat précipite la chute du président socialiste Salvador Allende et la prise de pouvoir sanglante du général Pinochet. Peu porté sur l'idéologie ou les prises de positions politiques affirmées, Ruiz parle de cette période avec un surprenant détachement. "J'ai été très pragmatique. Quand j'ai vu qu'on arrêtait le cinéaste Patricio Guzmán, je me suis dit, ça va continuer, c'est le moment de quitter le pays. Je suis parti un mois après le coup d'Etat. Le geste héroïque consistait à ne pas se couper les moustaches. Les moustaches, c'était la gauche !"
Le moustachu n'émigre pas tout de suite en France. Epousant des trajectoires sinusoïdales surprenantes, comme une préfiguration de ses films à tiroirs, il atterrit à Ouarzazate, au Maroc. Le cinéaste Peter Lilienthal, juif allemand uruguayen que Ruiz a connu au Chili, l'a fait venir sous prétexte d'une bourse bidon. Lilienthal lui présente un de ses amis producteur à la télévision publique allemande et Ruiz part tourner un film au Honduras pour la deuxième chaîne allemande ! A cette époque, il croisera des gens comme le cinéaste allemand Werner Schroeter.
Il arrive en France vers la fin de l'année 1974.
"J'ai d'abord fait des courts puis Dialogue d'exilés, un film politique mais ironique qui m'a créé des problèmes. Mes compatriotes ont mal réagi parce que je n'étais pas assez pathétique. Je me suis retrouvé puni d'un double exil : exilé du Chili et exilé de la communauté chilienne de Paris ! Le PCF m'a accueilli, ce qui en dit long sur les circonvolutions ironiques de la politique ! J'ai sympathisé avec les gens des Cahiers du cinéma de l'époque : Pascal Bonitzer, Serge Daney... Ils sortaient de leur période maoïste et rigolaient plus qu'avant. Une époque riche, très ouverte."
Soutenu par Daney, l'un des critiques les plus influents de l'époque, Raúl Ruiz entame ce qu'on pourrait appeler sa période Stevenson avec Les Trois Couronnes du matelot, La Ville des pirates ou L'Ile au trésor, série de films mêlant onirisme, aventure et parfum de contes sortis de vieux grimoires, une traduction de ses passions littéraires enfantines. " La Ville des pirates, c'est un cocktail entre Salvador Dalí, Walt Disney, Raymond Roussel, avec aussi une critique de Saint-Exupéry. J'ai failli créer un club anti-Petit Prince ! Je l'ai relu depuis, ce n'est pas si mal."
Ruiz installe sa réputation de cinéaste conteur, baroque et romanesque. Sans toucher un très large public, il fait son trou en France, s'enracine dans notre pays et notre cinéma. Il enchaîne les projets, dirige un temps la scène nationale le Volcan au Havre. Dans les années 1990, il connaît sa période peut-être la plus florissante, artistiquement et commercialement, et tourne avec des stars comme Catherine Deneuve, Marcello Mastroianni, Michel Piccoli ou des figures populaires comme Pierre Bellemare, Didier Bourdon et Laetitia Casta (Les Ames fortes en 2001).
"A mes débuts en France, Pierre Bellemare était le seul Français que je comprenais à la radio. Quand je l'ai rencontré, on a commencé à se raconter des histoires. Bellemare est très chilien pour ça. Il a une culture proliférante où tout se mélange, des recettes de cuisine à Mallarmé ! Deneuve, elle, m'a écouté puis m'a dit : "OK, vous pouvez utiliser mon nom !" Sous-entendu, vous pouvez monter financièrement votre film."
Ruiz enchaîne Trois vies et une seule mort, Généalogies d'un crime ou Les Ames fortes d'après Giono. A la même époque, il tourne Le Temps retrouvé, transposition à l'écran de la dernière partie d'A la recherche du temps perdu, le chef-d'oeuvre réputé inadaptable de Proust. Ruiz s'en sort magnifiquement, avec un film complètement ruizien qui réussit à retranscrire l'esprit de Proust tout en présentant l'élite des acteurs français du moment sous leur meilleur jour : Deneuve, Béart, Pascal Greggory, Edith Scob, sans oublier John Malkovich ou la mascotte de Ruiz, Melvil Poupaud.
S'il est vain de comparer le film au livre, Le Temps retrouvé surclasse infiniment les adaptations littérales du type Un amour de Swan de Volker Schlöndorff. Présentée à Cannes, cette production très ambitieuse sera l'un des plus gros succès de Ruiz.
Après ce coup d'éclat, la carrière de Ruiz suivra un cours plus inégal malgré de jolies réussites comme Ce jour-là, hilarante comédie avec Bernard Giraudeau. Mystères de Lisbonne n'en surgit qu'avec plus de puissance. Quand Paulo Branco lui a proposé de travailler sur Castelo Branco ou sur Cosmopolis de Don DeLillo (finalement pour Cronenberg), Ruiz a choisi le roman feuilletonesque : il adore le mélodrame. "Je suis sensible à l'aspect onirique, voire surréel, de ces histoires abracadabrantes. Et j'aimais bien Castelo Branco, que je connaissais à travers les films d'Oliveira. On trouve chez lui un côté portugais que j'apprécie beaucoup : on installe le mélodrame puis on l'oublie. Ça pourrait se terminer très mal, mais chez Castelo, ça se termine abruptement, ni bien ni mal, et on passe à autre chose."
Luxe rare pour lui qui commence parfois à tourner avant d'avoir un scénario, Ruiz dispose de six mois pour préparer le film et de trois mois pour tourner. Malgré sa splendeur, Mystères de Lisbonne n'est pas une production gigantesque. Pour les décors, l'Etat portugais a prêté ses nombreux palais et couvents. La structure en feuilleton permet une grande liberté dont le cinéaste s'est enivré. "Les personnages peuvent disparaître puis réapparaître quand on les avait oubliés, retour impensable dans une structure classique en trois actes. Avec le feuilleton, les proliférations sont admises et même souhaitables." Pourtant, Ruiz avoue garder un souvenir mitigé de l'expérience, pour une raison très simple : il croyait tourner son dernier film. "Le médecin a été assez honnête pour me dire que mes chances de survie étaient à 50-50. Puis c'est devenu 5-95. Ma santé était un feuilleton ! Ça a rendu le tournage solennel, pathétique, que sais-je ? Mais ça m'a obligé à aller à l'os. Ce n'est pas un film obèse."
Avant de prendre congé d'un Ruiz amaigri mais arborant une suprême élégance de séducteur latino, on se demande si après ces quelque quarante années passées en France, il se sent plutôt français ou plutôt chilien, si son ironie constante ne cache pas avec pudeur une blessure d'exilé jamais cicatrisée. Sa réponse claque comme un magnifique viatique pour temps d'identités nationales. "Je ne sais pas où est ma seconde patrie : parfois le Chili, parfois le Portugal, parfois la France. Mon domicile fixe est ici, à Paris... pardon, à Belleville, nuance. Ici, c'est le monde, les nationalités les plus invraisemblables s'y côtoient."