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mardi 18 mai 2010

La mémoire dans la peau

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Désert d'Atacama au Chili. Une étendue aride et silencieuse qui porte en elle toute l'histoire du Chili. Ici, tandis que les astronomes scrutent des milliers de constellations à la recherche du passé, veuves de disparus, archéologues, historiens et géologues remuent la terre pour comprendre leur histoire et se reconstruire. 'Nostalgie de la lumière' questionne les paradoxes, cherche les correspondances. Et Patricio Guzman de s'interroger sur la force de gravité de la mémoire et d'explorer le coeur meurtri du Chili sous un nouveau jour. De nouvelles nuits.

Le point de départ de votre documentaire était-il géographique ?

Atacama est un endroit fondamental. Une porte vers le passé. Archéologues, ethnologues, historiens, géologues, mais également ces femmes qui cherchent les restes de leurs proches victimes de la dictature, tous y scrutent leur passé. La sécheresse conserve tout pour toujours.

Votre film est gorgé de métaphores, d'associations et de paradoxes…

Il met en parallèle deux quêtes. Celle de l'astronome qui veut voir le passé pour envisager le futur. Celle des femmes qui cherchent des os dans la terre du désert. Elles avancent d'un kilomètre par jour dans un désert grand comme le Portugal avec une voiture et de l'eau. Et ça depuis trente ans. Dans la vie, ces deux quêtes ne se croisent jamais. J'ai voulu les associer. Le présent n'existant pas, tout est passé. Et si tout est passé, c'est là notre seule source de connaissances, de vie et de bonheur.

Le désert et la mémoire sont donc intimement liés ?

Le désert est le centre de la mémoire. Il s'y passe des phénomènes très rares. Un jour, un archéologue m'a raconté qu'en voulant construire une cabane dans le désert pour travailler tranquillement, il avait trouvé une momie. Il lui a donc demandé s'il pouvait la déplacer dans un musée. Plus tard, installé dans sa cabane, la porte s'est fermée sans qu'il y ait de vent. Ce n'est peut-être qu'une histoire, mais les connexions avec le passé sont intenses là-bas.

Vous avez rencontré des difficultés de financement pour ce film. Pourquoi les gens ont-ils douté de cette forme documentaire ? Trop métaphysique, trop spirituelle, pas assez factuelle ?

Afghanistan, Arménie, crise grecque, tremblement de terre au Chili : les événements du monde sont aujourd'hui relayés clairement, leur interprétation est très pragmatique. Il est plus difficile de proposer une réflexion métaphysique. C'est dommage, car elle donne de nouvelles perspectives pour analyser les choses. Les fosses communes, les prisons, les corps retrouvés sont des événements. Et ce sujet est fondamental. Mais il fallait trouver un dispositif narratif qui attire les gens et provoque une réflexion plus large. Sans le fil directeur de l'astronomie, je n'aurais pas fait ce film car j'avais déjà réalisé beaucoup de documentaires sur le passé, la torture, les souffrances.

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Nostalgie de la lumière (2009)
Le film donne l'impression de s'être construit au moment du tournage. C'est le cas ?

J'ai en effet découvert beaucoup de choses en le tournant. L'ombre et la lumière. C'était une aventure dont je ne connaissais pas l'issue. Pour réaliser un bon documentaire, il faut que l'intuition rencontre la réalité. Si cela ne fonctionne pas, il faut changer le sujet. Le déclic, c'est cette femme qui me dit qu'il faudrait baisser le télescope pour regarder dans la terre et retrouver ce qu'elle cherche. Là, tout était évident.

Quand vous parlez avec ces femmes, le silence joue un rôle fondamental.

J'ai voulu laisser parler ces femmes, les laisser réfléchir, regarder le sol, pleurer également. Les filmer de façon très digne. Je pense que dans les interviews, les meilleurs moments sont ceux du doute. J'aime la proximité quand je filme. Quand elles pleurent, je pleure aussi. On dépasse le terrain journalistique pour se rendre sur celui du cinéma. Cette frontière doit être dépassée. L'émotion dans un documentaire est fondamentale. Interview. Paysage. Interview. Paysage. Ce n'est pas une forme artistique. Le documentaire doit raconter une fable, ça ne peut pas être une liste thématique.

D'où vient la force et la persévérance de ces femmes ?

De leur solitude. L'une d'elle dit "Nous sommes la lèpre du Chili". C'est terrible. Elles sont conscientes qu'elles sont gênantes pour les juges, la police, les politiciens et tous ceux qui proclament que le Chili est un pays merveilleux.

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Nostalgie de la lumière (2009)
C'est ce même mensonge, cette même amnésie collective, qui conduit les artistes comme vous à remuer la terre ?

Je ne fais pas cela par obligation, mais parce que je suis passionné par ce sujet. Il y a tellement de choses à découvrir dans ce territoire inexploré. Je crois que la mémoire a une force de gravité. Elle nous attire. Ce n'est pas une affirmation scientifique, c'est une affirmation artistique et poétique. Il est impossible de séparer mémoire et vie. C'est un moteur pour moi en tant qu'artiste.

Quel regard portez-vous sur le passé chilien ?

Le coup d'Etat fut une explosion si forte que les gens l'entendent encore aujourd'hui. Une supernova qui a marqué une génération entière. Une autre génération l'a totalement oubliée. Enfin, les jeunes interrogent leurs parents : "Pourquoi as-tu peur depuis trente ans ? Pourquoi ne pas m'avoir dit que tu avais caché quelqu'un dans la maison quand j'étais petit ? Pourquoi me le cacher aujourd'hui encore ?" Dans cette nouvelle génération, il y a des historiens très curieux qui se chargent de raconter ce que leurs parents ont tu. Des textes du nord et du sud racontent de nouvelles choses. Par exemple, cette guerre civile à la fin du XIXe siècle sous la présidence de José Manuel Balmaceda Fernandez. Il a été tué comme Allende, et on ne savait rien de cet homme. Comment des astronomes peuvent-ils regarder des millions d'années en arrière et les manuels scolaires ne pas parler des trois dernières décennies ? Nos enfants ne rencontrent pas leur passé récent et c'est grave. C'est d'une incohérence colossale. Livres, films, essais : il faut mettre tous ces objets sous les yeux des politiciens pour retrouver un équilibre relativement juste.

La jeune génération apaise-t-elle la colère ?

Au Chili, certaines personnes culpabilisent tellement qu'elles nous empêchent d'avancer. La droite. Pas les militaires, la droite. Les militaires ont fait le coup d'Etat, ils ont tué les gens, il faut les juger. Mais les civils qui ont soutenu le coup d'Etat, aujourd'hui, ne disent rien. Ils répètent en boucle : "Je ne me souviens de rien", "Je n'ai rien vu", "Je n'étais pas là". Mais où étaient-ils ? La colère, comme la passion amoureuse, s'affaiblit avec les années. Les choses changent. Une distance s'installe qui permet de réfléchir sur ce que l'on partage et ce que l'on a connu. De la même façon, la douleur tombe au sol. On entre alors dans une période calme propice à l'analyse pour trouver l'équilibre.

L'exil, que vous avez subi, améliore-t-il cette capacité à envisager le Chili sous un nouveau jour ?

L'une des clés du documentaire est la bonne distance. C'est difficile à trouver quand on est passionné par un sujet. Passion et distance sont contradictoires. L'exil est un bon médecin pour garder la distance. A chaque fois que je rentre au Chili, je regarde mon pays différemment.

Ces efforts sont nécessaires à la reconstruction ?

Dans notre vie quotidienne, tout ça n'est pas très grave. Mais à plus grande échelle, cela empêche un pays de se construire. La mémoire n'est pas quelque chose d'abstrait, ce n'est pas un concept. Elle touche l'énergie de chacun. Ne pas travailler sur leur mémoire a condamné l'Espagne et le Portugal a être les banlieues de l'Europe. De la même façon, le Chili est le pays le plus riche d'Amérique latine, mais c'est le Brésil et l'Argentine qui prennent la parole, car ils ont fait ce travail. Le Mexique aussi. Nous, les Chiliens, les Péruviens, les Colombiens, toute la cordillère des Andes, nous sommes en retard.

Tout au long de ce documentaire, on hésite entre contempler la patience de ces femmes ou saisir l'urgence de leur démarche face au temps qui se dérobe.

C'est très contradictoire. Ces femmes passent par des moments heureux et d'autres de grand désarroi. C'est la même chose pour les astronomes. Ils travaillent quatre ans sur un thème pour arriver à un point mort. Alors il faut tout recommencer.

Vous vous occupez par ailleurs du Festival international de documentaire à Santiago du Chili. Quel regard portez-vous sur les dernières années dans ce domaine de la création ?

Une grande richesse. On reçoit plus d'une cinquantaine de documentaires nationaux et latino-américains. La mémoire est un sujet récurrent mais il y a d'autres thématiques qui sont abordées. Il y a des films sur la drogue, sur les sportifs. Il y a même un documentaire sur l'équipe de foot chilienne qui est sélectionné pour la Coupe du monde. L'équivalent des 'Yeux dans les bleus'. Son réalisateur espère le vendre vite, avant que le Chili ne soit éliminé !