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vendredi 18 avril 2008

La Bolivie, 007 et la mer perdue

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Loin de toute activité humaine, l'acteur Daniel Craig, alias 007, affronte, solitaire, le tout-puissant trafiquant de drogue Dominic Greene, joué par Mathieu Amalric, qui a établi son repaire dans ce paysage lunaire. Greene tente de fomenter un coup d'Etat en Bolivie pour mettre la main sur les richesses naturelles de ce pays turbulent et vulnérable. Les deux affreux narcos, le "général Medrano" et le "lieutenant Orso", alliés de Greene, sont des ressortissants boliviens.

Cette dernière précision n'est pas passée inaperçue en Bolivie, où elle a suscité une réaction courroucée à l'adresse des scénaristes du 22e opus de la saga "James Bond". Dans une lettre envoyée au producteur du film, Michael Wilson, le vice-ministre du développement des cultures, Pablo Groux, s'insurge contre la "stigmatisation préoccupante" de son pays. Le fait d'identifier comme boliviens des trafiquants de drogue, ajoute le ministre, "même dans un contexte de fiction", "restera dans l'imaginaire collectif" des millions de personnes qui verront le film à partir du mois de novembre.

On peut trouver légèrement excessive l'indignation du gouvernement d'un pays classé 3e"cocalero", reste le meilleur défenseur des quelque 30 000 familles qui vivent, comme lui naguère, de cette culture. Lorsque l'ONU a demandé récemment à la Bolivie de réduire la consommation de coca, le pays a répondu à l'unisson en organisant une "Journée de mastication" de la "feuille sacrée". producteur mondial de coca, après la Colombie et le Pérou. Si la coca n'est certes pas la cocaïne, on fabrique l'une avec l'autre, et une bonne part de la production locale est transformée illégalement en poudre blanche. Le président bolivien, Evo Morales, un ancien

Aux yeux des dirigeants boliviens, l'équipe du nouveau "James Bond" a commis une autre faute : elle tourne au Chili des séquences censées se dérouler dans leur pays. Non seulement au Chili, mais, circonstance aggravante, dans la région d'Antofagasta, au coeur de ce littoral concédé par la force lors de la guerre du Pacifique (1879-1884). A l'issue de ce conflit armé entre un Chili conquérant et ses deux voisins du Nord, le Pérou et la Bolivie, cette dernière fut privée de sa souveraineté sur une bande côtière de 400 km et perdit, de ce fait, tout accès à la mer. Depuis, la Bolivie est, avec le Paraguay, le seul Etat enclavé en Amérique du Sud.

Quelque cent vingt ans plus tard, cette profonde blessure de l'Histoire reste à vif. La moindre irritation la réveille. Dans sa lettre, le vice-ministre bolivien de la culture déplore "l'ignorance""montrant Antofagasta comme si elle était encore une ville bolivienne", et ajoute : "Cette fiction ravive notre revendication maritime historique." Bien plus : le ministre regrette que le film n'ait pas été tourné en Bolivie : "Nous avons, chez nous, les paysages et les ressources qui auraient pu satisfaire les exigences du scénario." dont les producteurs du film ont fait preuve en

Les producteurs reconnaissent avoir situé cette nouvelle aventure de Bond en Bolivie dans l'intérêt même du scénario. Des acteurs portent des uniformes militaires boliviens, et le drapeau tricolore bolivien apparaît sur certains camions. "Nous savions qu'il y avait eu une guerre ici il y a plus d'un siècle, a déclaré Michael Wilson. Mais nous ne savions pas que c'était encore un problème."

Quel problème, en effet ! Comment oublier l'humiliante amputation territoriale qui exacerbe en permanence les frustrations nationales ? Chaque 23 mars, le pays commémore "le Jour de la mer". On défile dans les rues, on sort les drapeaux, on tient des propos martiaux. A La Paz, le chef de l'Etat fait un discours sur la place Abaroa, qui porte le nom du plus grand héros national.

Le 23 mars est l'anniversaire de sa mort. Lors de la première grande bataille de la guerre du Pacifique, Eduardo Abaroa refuse de se rendre aux troupes chiliennes alors qu'il défend un pont sur la rivière Topater. Blessé, encerclé, il lance à l'ennemi, avant d'être tué, une phrase désormais inscrite dans la mémoire collective : "Me rendre, moi ? C'est à ta grand-mère de se rendre, connard !"

Cette année, l'allocution d'Evo Morales fut plus conciliante et plus optimiste. Il s'est réjoui de la confiance qui règne maintenant entre la Bolivie et "la République soeur du Chili", gouvernées par deux équipes socialistes. Ce changement de ton bolivien prend acte de plusieurs gestes accomplis par la présidente chilienne, Michelle Bachelet.

Pour la première fois, le Chili accepte que l'accès à la mer fasse partie d'une négociation mutuelle. En décembre dernier, Mme Bachelet s'est rendue à La Paz alors même que les deux pays n'entretiennent plus de relations diplomatiques depuis 1978. Un accord prévoit l'ouverture fin 2009 d'une autoroute transocéanique, qui reliera le port brésilien de Santos au port chilien d'Arica, via la Bolivie. Seule la poursuite de ce rapprochement bilatéral permettra au peuple bolivien d'être moins obsédé par la nostalgie de sa mer perdue. Jean-Pierre Langellier