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mercredi 26 avril 2017

IL Y A 80 ANS, PICASSO PEIGNAIT FIÉVREUSEMENT « GUERNICA » SOUS LES TOITS DE PARIS


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RÉVOLTÉ PAR LE BOMBARDEMENT DES TROUPES NAZIES DE LA VILLE BASQUE, 
LE 26 AVRIL 1937, LE MAÎTRE CATALAN PEINT SON CHEF-D’ŒUVRE, SYMBOLE 
UNIVERSEL DE LA CRUAUTÉ DE LA GUERRE, POUR LE PRÉSENTER DANS LE 
PAVILLON ESPAGNOL DE L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE PARIS, LA MÊME ANNÉE. 
Le 26 avril 1937, la petite ville basque espagnole brûlait sous les bombes larguées par des avions allemands et italiens.
L'HUMANITÉ, LE 28 AVRIL 1937, DEUX JOURS
APRÈS LES BOMBARDEMENTS SUR GUERNICA,
L’HUMANITÉ DÉNONCE « LE MASSACRE »
Il va bien falloir le remplir, ce grand mur blanc. Celui que la République espagnole a réservé à Pablo Picasso pour accueillir la pièce maîtresse de son pavillon à l’Exposition universelle de Paris, qui débute en mai 1937. À un mois de l’ouverture, le peintre andalou, installé en France depuis trente ans, n’a toujours pas trouvé de thème pour sa toile. C’est l’actualité internationale qui, en pleine guerre civile espagnole et à la veille du second conflit mondial, va lui en jeter un à la figure.


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En ouvrant le journal L’Humanité du 28 avril 1937, Picasso découvre, horrifié, les photos de la ville basque de Guernica réduite en cendres par le bombardement d’avions allemands et italiens deux jours plus tôt. Il passe commande d’une toile de près de 8 mètres de long par 3,5 de haut à un artisan catalan qu’il a connu en Espagne : Antonio Castelucho. Celui-ci tient boutique au 16 de la rue de la Grande-Chaumière, dans le 6e arrondissement de Paris, près du quartier Montparnasse. Son échoppe, tout en contrastes clair-obscur, est chérie des peintres espagnols exilés à Paris. C’est là que commence l’histoire de Guernica, dont on célébrera en mai le 80ème anniversaire.

PABLO PICASSO,  PHOTOGRAPHIÉ PAR DORA MAAR,
DEBOUT SUR UN ESCABEAU PEIGNANT « GUERNICA »,
 DANS L’ATELIER DE L’HÔTEL DE SAVOIE,
À PARIS, EN MAI-JUIN 1937. 
Les Castelucho sont les premiers marchands d’art à s’être établis dans cette rue qui, au milieu du XXe siècle, en comptera jusqu’à cinq. « À cette époque, le tout-Paris des artistes était descendu de Montmartre vers la rive gauche et Montparnasse. La rue de la Grande-Chaumière était la plus concentrée d’Europe en boutique de beaux-arts. Il y avait Castelucho, Gattegno, Morin et Janet, Chautard et la maison Sennelier », la seule encore ouverte aujourd’hui, se souvient Dominique Sennelier, petit-fils du fondateur. De nombreux artistes, comme Paul Gauguin ou Amedeo Modigliani, ont habité là, installant leurs ateliers dans les arrière-cours discrètes des appartements de l’avenue.

Le grenier de l’hôtel de Savoie

« La plupart des artistes ont été chassés par la spéculation immobilière à partir des années 1960 », regrette M. Sennelier. La boutique d’Antonio Castelucho a résisté un peu plus longtemps. Jusqu’à ce que sa fille, sans héritier, se résolve à la céder, au début des années 1980, à un ami catalan qui fit rapidement péricliter l’affaire. Différents entrepreneurs ont ensuite racheté le magasin, devenu restaurant, cultivant plus ou moins l’histoire du lieu. Si « très peu d’archives ont été conservées » de cette période de foisonnement artistique, « les légendes sont encore vivaces dans la rue », jure-t-on à l’académie de la Grande Chaumière, campée au numéro 14, où des peintres iconiques sont venus pratiquer leur art.

« À peine ai-je le temps de fixer une première partie de la toile que Picasso grimpe sur un escabeau et commence à dessiner. » Jaime Vidal, apprenti chargé de livrer la toile chez le peintre

Parmi ces légendes, celle que Jaime Vidal, l’apprenti de Castelucho, raconta à L’Humanité bien des années après Guernica. C’est lui qui, en 1937, est chargé de la livraison du matériel commandé par Picasso. L’artiste espagnol vient alors d’investir les deux derniers étages du mythique hôtel de Savoie, au 7 de la rue des Grands-Augustins, où Jacques Prévert et Jean-Louis Barrault réunirent leurs compagnies de théâtre au début des années 1930. Picasso a installé son atelier au grenier.

Son fourbi sous le bras, Vidal débarque un matin de la mi-mai, à 10 heures : « J’étais persuadé d’être trop matinal. Picasso, déjà levé et surexcité, me demande pourquoi j’arrive si tard et me passe une engueulade. Nous déroulons la toile, la tendons puis la clouons à un châssis. À peine ai-je le temps de fixer une première partie de la toile qu’il grimpe sur un escabeau et commence à dessiner ». Sous les toits parisiens, Picasso boucle en trois semaines le monumental Guernica.

LE  « GRENIER PICASSO » (ICI EN JUIN 2013), OÙ L’ARTISTE
A PEINT  « GUERNICA » EN 1937, OCCUPE LES DEUX
DERNIERS ÉTAGES DE L’HÔTEL DE SAVOIE,
RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, À PARIS.

PHOTO VINCENT WARTNER
Ce grenier, d’où est sortie en 1937 la plus célèbre des 120 000 œuvres de Picasso, est aujourd’hui menacé. La chambre des huissiers de justice de Paris (CHJP) souhaite faire de l’hôtel de Savoie, dont elle est propriétaire, une résidence hôtelière de luxe gérée par la société Helzear. Le grenier deviendrait une chambre et, en contrepartie, un espace consacré à la vie et à l’œuvre de Picasso serait installé au rez-de-chaussée. Opposé à ce projet, le Comité national pour l’éducation artistique (CNEA) se bat pour que l’endroit reste accessible à un large public et propose de conserver l’espace culturel ouvert dans le grenier en 2002, qui proposait ateliers pour enfants, expositions et concerts afin de faire vivre le lieu.

Que reste-t-il du berceau de « Guernica » ?

Expulsé en 2010, le CNEA dénonce, par la voix de son avocat Marc Bellanger, « l’entourloupe d’Anne Hidalgo », qui a délivré à l’été 2015, « après s’être engagée à protéger le lieu », le permis de construire engageant la transformation du grenier de Picasso. La mairie de Paris, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, expliquait alors à Libération « avoir fait dialoguer tout le monde pour arriver à ce compromis ». L’ultime recours qui tient encore est un appel déposé devant la cour administrative de Paris contestant la validité du permis. Le verdict n’est attendu qu’en septembre, mais Marc Bellanger est déjà résigné : « Nous avons tout fait pour sauver ce grenier, mais, aujourd’hui, je n’y crois plus. C’est un combat désespéré. »

De la fabrication de son châssis au dernier coup de pinceau du maestro, Paris aura tout vu de Guernica, jusqu’à sa présentation au public, le 12 juillet 1937. Mais alors que le dernier lieu parisien entretenant sa mémoire pourrait disparaître, d’aucuns pointent l’ingratitude de la France à l’égard de Pablo Picasso, qui a vécu, travaillé à Paris, et y est enterré. Car les célébrations du 80e anniversaire de l’œuvre resteront confidentielles dans la capitale. Le musée Reina Sofia de Madrid propose, lui, jusqu’au 4 septembre, une grande exposition autour de l’œuvre qu’il abrite depuis vingt-cinq ans : « Le Chemin vers Guernica ».


Par Albert Marie