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vendredi 17 février 2017

« ZONA FRANCA » : EN PATAGONIE AUSSI, LE TOURISME GOMME L’HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE


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Existe-t-il dans notre monde surquadrillé une idée du « lointain » où l’aventure et la découverte seraient encore envisageables ? En explorant les paysages surréels de la Patagonie chilienne, à l’extrémité du monde, le photographe et chef opérateur Georgi Lazarevski, d’origine yougoslave, apporte une réponse sceptique et teintée de mélancolie : la société moderne à son stade le plus avancé, celui du tourisme, foule du pied toute terre existante et réécrit l’histoire à l’aune de ses itinéraires tout tracés.
PHOTO ZEUGMA FILMS
Son beau documentaire Zona Franca, situé dans la province délaissée du détroit de Magellan, s’enroule autour de trois personnages. Le premier, Gaspar, est un vieil orpailleur vivant loin de tout dans son rancho rafistolé.

L’or ne faisant plus recette, il propose aux touristes de passage de l’observer dans ses activités. Edgardo, routier très engagé politiquement, participe au blocage d’un axe touristique, en guise de manifestation contre la hausse des prix du gaz. Enfin, Patricia, gardienne silencieuse, surveille les parages de la « Zona Franca », le plus gros centre commercial de la région et espace commercial défiscalisé, où affluent les visiteurs locaux et étrangers. Chacun ouvre un point de vue différent sur les évolutions historiques, sociales, économiques de la région, mais surtout sur l’indécrottable isolement de sa population à travers les âges.

Splendeur terrible



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Lors d’une visite dans un ancien abattoir réhabilité en hôtel de luxe, Edgardo rappelle que sous la domination anglaise, à la fin du XIXe siècle, les ouvriers travaillaient 14 heures par jour sans aucun droit. Un passage dans la riche demeure du pionnier et industriel Mauricio Braun, devenue musée, fait ressurgir le souvenir enfoui du génocide des aborigènes, de la spoliation des terres, de l’exploitation à tous crins – désolantes annales qu’une guide réunit sous le terme de « Patagonie tragique ».

Partout où il passe, le tourisme oblitère la réalité des luttes sociales qui définissent un peuple et son histoire. Georgi Lazarevski dévoile, grâce à un sens consommé de l’espace, la splendeur terrible de cette région. Sans jamais verser dans le « paysagisme », il désigne les fractures (clôtures des propriétés), les fissures (les stations d’extraction hydraulique du gaz), les stigmates (la zone commerciale perçue comme un non-lieu) logés dans ses reliefs hallucinants. Sa qualité d’écoute laisse libre cours à une parole enracinée et consciente, résonant toujours en profondeur avec les lieux traversés, comme cette fascinante « Route de la fin du monde », qui semble désigner la dissolution de l’aventure humaine. Enfin, le montage, intelligent et sensible, tresse un ¬riche réseau de sens, suggérant toute une historicité à partir du quotidien le plus immédiat.

Cri d’un peuple


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Dans son dernier tiers, le film assiste à la rencontre imprévue entre ces deux réalités parallèles, celle du tourisme et celle de la contestation sociale. Un barrage de routiers immobilise pendant plusieurs jours un bus d’étrangers dans la ville de Puerto Natales, jusqu’à frôler l’incident diplomatique. Exaspérés, les voyageurs piaffent de mécontentement, sans se rendre compte qu’ils disposent là d’un contact privilégié avec la vérité du pays qu’ils traversent et de ses habitants. Cette vérité, c’est évidemment le cri d’un peuple, cette colère qu’il ne peut plus contenir et qui vient de très loin, de siècles d’exploitation et d’humiliations subies en silence. Et le documentaire de nous faire éprouver alors que le présent n’est jamais indifférent, mais porte en lui la mémoire des souffrances endurées et des crimes impunis.


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