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samedi 17 septembre 2016

LA SÉCU SELON UBER


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MANIFESTATION DE CHAUFFEURS DE TAXI CONTRE
UBER À SANTIAGO DU CHILI LE 12/5/2016
PHOTO IVAN ALVARADO  
La Silicon Valley n’a pas dû saisir l’ironie de la situation : Uber, une entreprise dirigée par un homme qui affiche ouvertement son admiration pour la romancière et philosophe libertarienne Ayn Rand (1), apparaît de plus en plus comme le sauveur des transports publics américains, en contractant des partenariats avec nombre de communes désireuses d’offrir une alternative privée qui fonctionne parallèlement au système public. 
 AYN RAND 
Certaines d’entre elles proposent déjà des réductions impressionnantes aux habitants qui utilisent Uber. Après tout, pourquoi dépenser tout l’argent des contribuables dans l’amélioration des infrastructures quand on peut tout simplement confier la tâche à des entreprises de la Silicon Valley? D’autres envisagent de sous-traiter certaines missions imposées par la loi, telles que le transport d’handicapés. Là encore, Uber reste le candidat le plus évident pour bénéficier des largesses de l’État.

L’incursion d’Uber dans les services publics participe d’une tendance plus générale du secteur technologique à vendre ses services à des communes et autres administrations à court d’argent. Ils espèrent ainsi convaincre les autorités locales que leur capacité à recueillir, analyser, et utiliser les données permettrait au secteur public de réaliser d’immenses économies, tout en stimulant l’innovation et l’entrepreneuriat.

Tout a commencé avec l’essor de programmes dits « intelligents », un euphémisme pour « privatisé ». Des villes intelligentes aux soins intelligents aux personnes âgées, tous promettent de pallier les déficiences d’un secteur public affaibli au moyen de gadgets privés à moindre coût.

Si l’adjectif intelligent utilisé dans ce contexte est un peu passé de mode, l’idée est toujours là. L’entreprise de location d’appartements en ligne AirBnb construit des centres communautaires au Japon, misant sans doute sur le fait que sa population vieillissante poussera inévitablement le gouvernement à chercher un « Uber du vieillissement intelligent ». Grâce à toutes les données qu’il a collectées, AirBnb pourrait bien être le mieux placé pour construire des logements sociaux vivables.

Lire aussi Arthur Fouchère, « Bientôt des robots au chevet des patients japonais », Le Monde diplomatique, août 2016. Alphabet, la société mère de Google, a aussi présenté ses propositions aux autorités locales. Flow, son nouveau logiciel développé par Sidewalk Labs, le département spécialisé dans l’urbanisme, vise à utiliser la mine de données dont dispose la firme pour atténuer l’impact de problèmes insolvables, comme le fait de garer son véhicule. Quelle municipalité refuserait de verser à Alphabet une petite somme pour bénéficier d’un système d’enchères hyper efficaces en temps réel pour chaque place de parking, tout en remplissant les coffres de la ville ?




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CAPTURE D’ÉCRAN DU SITE DE FLOW



Qui sait, Alphabet résoudra peut-être les problèmes de parking en décourageant tout à fait l’usage de la voiture : la société lance aussi son propre service de co-voiturage, un concurrent d’Uber et Lyft conçu à partir de Waze, son application de navigation et d’analyse (communautaire) du trafic. L’idée consiste à mettre en relation les passagers avec les conducteurs qui vont dans la même direction, projet rendu possible par l’accumulation de données sur nos déplacements.

N’oublions pas Google Fiber, l’autre projet d’Alphabet qui aspire à fournir une connexion Internet rapide et accessible aux communautés négligées par les opérateurs telecoms traditionnels. Sa générosité ne connaissant aucune borne, Alphabet s’est aussi engagé à raccorder plusieurs logements sociaux actuellement en projet aux États-Unis, c’est-à-dire à subventionner l’accès à Internet des citoyens pauvres — une tactique qu’Alphabet pratique aussi dans les pays en développement, aux côtés de Facebook.

Cette collusion entre la Silicon Valley et le secteur public explique que les dirigeants du secteur technologique préfèrent les Démocrates aux Républicains. Conscients du potentiel lucratif qu’offre le secteur public, les entreprises technologiques n’ont aucun intérêt à la réduction de ce dernier : pourquoi se priver de contrats juteux avec l’État ? En confiant la gestion de ses programmes au secteur privé, une administration débordée pourrait même retrouver des marges de manœuvre.

La Silicon Valley n’est bien sûr pas la seule responsable de cette situation. Le secteur public lui-même est prisonnier des seuls outils du néolibéralisme : grandes entreprises, marché et réseaux. Mais comme il ne peut ni ne veut s’abandonner lui-même, il se tourne vers le privé pour faire son travail. L’État voit ces partenariats d’un bon œil : ils sont une promesse de rapidité et d’économies. Pour la Silicon Valley, ces contrats représentent des revenus réguliers et sûrs, tout en ouvrant l’accès aux données des clients-usagers. Accès qui, à long terme, pourraient s’avérer plus lucratif encore que ces revenus.

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 MAIN-D’ŒUVRE À LA DEMANDE
DE QUOI L’« UBERISATION » EST-ELLE LE NOM ?
Avec un tel modèle, la prestation de biens et de services essentiels, autrefois chasse gardée de l’État-providence et des autorités locales, se soumet aux caprices des grandes entreprises et de leurs modèles économiques. Des caprices bien réels, et chroniques : les marchés qui semblent rentables un jour finissent par devenir déficitaires, sous l’effet d’événements imprévus qui ne figuraient pas dans les prévisions initiales. Lorsque cela se produit, la plupart des entreprises préfèrent limiter leurs pertes en quittant la scène discrètement, privant ainsi les citoyens d’un service important. Tel semble être le destin de l’« Obamacare ».

La réforme de la santé péniblement obtenue par le président Obama est le résultat typique de la transposition d’un service public vers un modèle d’économie de marché. Cette réforme misait sur la concurrence des assurances pour faire baisser les prix. Après avoir constaté que c’était souvent les personnes âgées qui venaient frapper à leur porte, tandis que les jeunes, qui ont généralement besoin de peu de soins, restaient à l’écart, de nombreux assureurs ont préféré tout simplement cesser leur activité dans ce domaine. Certaines communautés ne disposent dès lors que d’une seule compagnie d’assurance auprès de laquelle souscrire un contrat, voire d’aucune.

La Silicon Valley n’a pas encore eu à mettre en œuvre une grande réforme telle que l’Obamacare. Il n’y a cependant pas de raison de penser que les entreprises technologiques savent, mieux que les assureurs, prédire leurs propres échecs. Alphabet entend peut-être sauver le monde, mais Google Fiber est mal-en-point : la filiale dédiée au câblage souhaite se débarrasser de la moitié de son personnel et geler ses projets de développement dans plusieurs domaines. Visiblement, construire des infrastructures pose plus de difficultés que de vendre de la publicité en ligne.

D’autres projets héroïques ont connu un sort similaire : Ara, la tentative de concevoir un smartphone modulaire – constitué de composants interchangeables –, vient d’être suspendue, tout comme Google Glass (les lunettes connectées). Nest, la filiale thermostat de Google, bat de l’aile : le responsable du projet étant passé à autre chose, son équipe doit désormais s’occuper de maisons intelligentes. Pourtant, Nest aussi semblait vouée à renforcer la protection sociale : certaines compagnies d’assurance, partenaires d’Alphabet, proposaient à leurs clients des détecteurs de fumée Nest gratuits en échange de leurs données personnelles.

Aussi alléchantes soient-elles, les propositions d’Uber sont bien moins transparentes qu’elles n’en ont l’air. Ses tarifs sont suffisamment bas pour attirer les consommateurs et les autorités locales, c’est vrai, mais ils cachent plusieurs couches de subventions et reposent sur des prévisions très incertaines. Le pari que fait Uber, pour se permettre de pratiquer des tarifs aussi bas, c’est d’une part qu’il pourra à terme se passer complètement de ses conducteurs — ce qui réduirait considérablement le coût du travail —, et d’autre part que sa croissance impressionnante se poursuivra au même rythme sur tous les marchés importants, sans jamais se heurter à une opposition sérieuse.

Autrement dit, il suffirait d’un tout petit changement dans ces paramètres pour que, du jour au lendemain, les économies promises s’évaporent. Les utilisateurs d’Uber en Chine en ont récemment fait les frais : quelques jours après un accord passé avec son concurrent chinois Didi Chuxing, certains utilisateurs ont vu les tarifs doubler sur la plate-forme. Raidissement des réglementations, milliers de chauffeurs en lutte pour garder leur emploi, lobbying agressif mené par ses opposants : le modèle Uber de sécurité sociale semble bien précaire.

Que se passera-t-il quand il n’y aura plus qu’un shérif en ville, à savoir les géants de la technologie ? Ces derniers suivront-ils l’exemple de l’industrie pharmaceutique qui, ayant conclu avec l’État des accords très avantageux, se permet de pratiquer des prix exorbitants, tout simplement par manque de concurrence ? L’État-providence par les entreprises reste certainement providentiel, mais uniquement pour elles.









(1) Sur Ayn Rand, lire François Flahault , « Ni dieu, ni maître, ni impôts», Le Monde diplomatique, août 2008.

Traduction depuis l’anglais : Métissa André