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jeudi 6 février 2020

ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE RUBÉN DARÍO

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RUBÉN DARÍO
 ILUSTRACION ESPAÑOLA Y AMERICANA, 1892 

ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE RUBÉN DARÍO  
1916 -6 FÉVRIER- 2020 
On identifie trop souvent le poète nicaraguayen Rubén Darío avec le mouvement, surgi dans la littérature hispano-américaine à la fin du XIXe siècle, qui reçut le nom de modernisme. L'année 1888, date de la publication de son premier grand recueil, Azul (Bleu), est même considérée, par certains, comme celle de l'origine officielle du mouvement. 
SYLVIA MOLLOY 
par Sylvia MOLLOY
En réalité, il s'agit d'un phénomène collectif : plusieurs écrivains, dont Martí, del Casal, Gutiérrez Nájera, Díaz Mirón et Silva, prennent conscience d'une réalité littéraire nouvelle. Depuis la rupture politique avec l'Espagne, l'histoire littéraire de l'Amérique hispanique s'était réduite à une série de tâtonnements, dominée çà et là par de grandes figures isolées - Sarmiento et Montalvo, entre autres - dont l'œuvre dépassait les limites strictement littéraires.

1. Le « complexe de Paris »

ÉDITION PRINCEPS, D'«AZUL» 
Né en 1867 à Metapa, Rubén Darío manifeste, dès sa jeunesse, les signes d'une vocation poétique. Il se nourrit de littérature française et, possédé d'un désir d'évasion que Pedro Salinas a qualifié, à juste titre, de « complexe de Paris », il erre, de 1891 à 1893, à travers toute l'Amérique hispanique. En 1888, il publie au Chili Azul, qui lui vaut la reconnaissance du grand public et celle des écrivains espagnols : Juan Valera l'accueille comme le poète du « gallicisme mental ». En 1893, il accomplit enfin le voyage dont il rêve. À Paris, il rend visite à ses idoles : Gourmont, Moréas et surtout Verlaine qu'il appellera « père et maître magique » dans son Responso (Répons). Après un court séjour, il part pour Buenos Aires comme consul et groupe autour de lui un cénacle moderniste important. En 1896, il publie le recueil le plus représentatif de la première période de sa poésie, Prosas profanas (Proses profanes). On y retrouve, comme dans Azul, les grands thèmes de la poésie parnassienne et symboliste, mais vivifiés par un érotisme qui lui est particulier, et chantés comme seul pouvait le faire un Hispano-Américain qui détestait « la vie et l'époque où il [lui] fut donné de naître ». De retour en Europe en 1898, il séjourne en Espagne, puis, en 1900, s'installe à Paris d'où il entreprend plusieurs voyages en Italie, en Autriche, en Allemagne, en Angleterre... C'est au cours de ces « années européennes » que sont publiées les principales œuvres en prose de Darío : España contemporánea (L'Espagne contemporaine, 1901), Peregrinaciones (Voyages, 1901), Parisiana (1902), Tierras solares (Terres de soleil, 1904). À la suite de nouveaux séjours en Amérique et en Espagne, il revient à Paris en 1910. Rentré en Amérique en 1914, il meurt au Nicaragua en 1916.

2. « Ma littérature est à moi, en moi »

FÉLIX RUBÉN GARCÍA SARMIENTO
En 1905 paraissent les Cantos de vida y esperanza (Chants de vie et d'espérance), sans doute le meilleur livre de Darío ; sa thématique s'est enrichie et les sujets qui ne sont pas nouveaux chez lui trouvent en ce recueil leur forme la plus réussie. À côté des mythologies un peu faciles dont il aimait à se parer, on trouve des poèmes où il s'inquiète du sort de l'Amérique hispanique - le premier poème de la série Los Cisnes (Les Cygnes), la trop éclatante Salutación del optimista (Salutation de l'optimiste), le poème A Colón (À Colomb) - et d'autres où il s'interroge tout simplement sur l'homme qu'il est devenu. Les Cantos, dit-il, « renferment les essences et les sèves de mon automne » ; les recueils qu'il publie à partir de cette date approfondiront un désenchantement dont les Nocturnos offrent sans doute la meilleure expression poétique.

Il est pourtant faux de diviser l'œuvre de Darío en deux parties : l'une délibérément européenne, donc artificielle, l'autre hispano-américaine, donc plus authentique. Évasion et retour, surface et profondeur sont des attitudes complémentaires chez lui, et il est aussi grand poète en chantant l'une que l'autre.

3. Un poète fondateur

RUBÉN DARÍO 1892
Comme la poésie de Garcilaso de la Vega au XVIe siècle, comme celle de Góngora un siècle plus tard, la poésie de Darío marque un tournant dans la littérature de langue espagnole. Après lui on n'écrit plus comme avant : la poésie espagnole s'assouplit et se libère des contraintes qui pesaient sur elle à la fin du XIXe siècle ; elle récupère son droit de cité dans la littérature universelle. La poésie de Darío est devenue un point de repère : pour ou contre lui, les plus grands poètes qui lui succèdent, Jiménez, Salinas, Vallejo, Neruda, Borges, Cernuda, Paz, n'ont pas échappé à son influence, et leur poésie se définit nécessairement par rapport à la sienne.

Dans un domaine plus spécifiquement hispano-américain, Rubén Darío a su revendiquer pour tous les écrivains de son continent le droit d'aborder librement tous les thèmes, même ceux qui paraissaient traditionnellement réservés à l'Europe, en une langue qui ignore délibérément les interdits académiques. Ce faisant, il prépare la voie à une littérature qui fuira des contraintes où elle ne se reconnaît pas, la seule littérature qui puisse, en Amérique hispanique comme partout ailleurs, constituer une parole neuve.

Le premier exemple en est ainsi le modernisme où les écrivains - qui n'ont plus à jouer un rôle politique - prennent conscience des possibilités d'un langage nouveau. On a souvent reproché à Rubén Darío et à ses amis l'imitation des modèles européens, surtout français ; on n'a pas assez compris que cette imitation signifiait non pas le snobisme de l'étranger, mais la reconnaissance d'un monde moderne qui refusait de trouver sa forme dans la rhétorique officielle proposée par l'Espagne et ses anciennes colonies au XIXe siècle : « On a dit que le modernisme fut une évasion de la réalité américaine. Il serait plus exact de dire que ce fut une façon de fuir l'actualité locale - qui était, aux yeux des modernistes, un anachronisme - à la recherche d'une actualité universelle, la seule et véritable actualité » (O. Paz).

Sylvia MOLLOY
Professeur à la State University of New York Buffalo


Œuvres de Rubén Darío
Obras completas, Madrid, 1917-1919, rééd. 1950-1955 ; en français, Pages choisies, Paris, 1918.
Études
H. GRATTAN DOYLE, A Bibliography of Rubén Darío (1867-1916), Cambridge (Mass.), 1935 
J. SAAVEDRA MOLINA, Bibliografía de Rubén Darío, Santiago du Chili, 1946. R. L. F. DURAND, Rubén Darío, Paris, 1966 
M. J. FAURIÉ, Le Modernisme hispano-américain et ses sources françaises, Paris, 1966 
E. K. MAPES, L'Influence française dans l'œuvre de Rubén Darío, Paris, 1925, repr. fac-sim. Slatkine, 1977 
A. MARASSO, Rubén Darío y su creación poética, Buenos Aires, 1954 
E. MARINI PALMIERI, « K.-J. Huysmans y « La Tortuga de oro », in Cahiers de l'U.E.R. d'études ibériques de Paris-III, no 2, 1979 
O. PAZ, « El Caracol y la sirena », in Cuadrivio, Mexico, 1966 
J. E. RODO, Hombres de América, 2e éd., Barcelone, 1924 
A. RAMA, Rubén Darío y el modernismo, Caracas, 1985 
P. SALINAS, La Poesía de Rubén Darío, Buenos Aires, 1948.


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