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vendredi 2 janvier 2015

THOMAS PIKETTY OU LE PARI D’UN CAPITALISME À VISAGE HUMAIN

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La dénonciation des inégalités, nécessaire mais insuffisante 
COUVERTURE DU LIVRE « LE CAPITAL AU
XXIE SIÈCLE » THOMAS PIKETTY
À en juger par son succès immense aux Etats-Unis, le dernier livre de Thomas Piketty tombe à pic. Empruntant son titre à Karl Marx, il détaille un phénomène — l’envol des inégalités dans les pays occidentaux — qui suscite une réprobation croissante. Mais là où Marx espérait qu’une révolution sociale transformerait le monde, Piketty imagine qu’un impôt mondial sur le capital le réformera.

L’ouvrage de Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013) est un phénomène sociologique autant qu’intellectuel. Il cristallise l’esprit de notre époque comme, en son temps, The Closing of the American Mind, d’Allan Bloom (1). Ce livre, qui dénonçait les études sur les femmes, le genre et les minorités dans les universités américaines, opposait la « médiocrité » du relativisme culturel à la « recherche de l’excellence » associée, dans l’esprit de Bloom, aux classiques grecs et romains. Même s’il eut peu de lecteurs (il était particulièrement pompeux), il alimentait le sentiment d’une destruction du système éducatif américain, voire de l’Amérique elle-même, par la faute des progressistes et de la gauche. Ce sentiment n’a rien perdu de sa vigueur. Le Capital au XXIe siècle s’inscrit dans le même registre inquiet, à ceci près que Piketty vient de la gauche et que l’affrontement s’est déplacé de l’éducation au domaine économique. Même en matière d’enseignement, le débat se focalise désormais sur le poids de l’endettement étudiant et sur les barrières susceptibles d’expliquer les inégalités scolaires.

L’ouvrage vient ainsi traduire une inquiétude palpable: la société américaine, comme l’ensemble des sociétés du monde, serait de plus en plus inique. Les inégalités s’aggravent et présagent un avenir sombre. Le Capital au XXIe siècle aurait dû s’intituler Les Inégalités au XXIe siècle.

Il serait stérile de critiquer Piketty pour son échec à remplir des objectifs qui n’étaient pas les siens. Néanmoins, on ne peut se contenter de lui tresser des lauriers. Bien des commentateurs se sont intéressés à son rapport à Karl Marx, à ce qu’il lui doit, aux infidélités qu’il lui fait, alors qu’il faudrait plutôt se demander en quoi cet ouvrage éclaire notre misère actuelle. Et, en même temps, s’agissant du souci de l’égalité, il n’est pas inutile de revenir à Marx. En rapprochant ces deux auteurs, on constate en effet une divergence : l’un et l’autre contestent les disparités économiques, mais ils empruntent des directions opposées. Piketty inscrit son propos dans le domaine des salaires, des revenus et de la richesse : il souhaite éradiquer les inégalités extrêmes et nous offrir — pour pasticher le slogan du « printemps de Prague » — un « capitalisme à visage humain ». Marx se place au contraire sur le terrain des marchandises, du travail et de l’aliénation : il entend abolir ces relations et transformer la société.

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COUVERTURE DU « LE CAPITAL » , TOME 1 ET 2.


Piketty dresse un implacable réquisitoire contre les inégalités : « Il est plus que temps, écrit-il dans l’introduction, de remettre la question des inégalités au cœur de l’analyse économique ». Il place en exergue de son livre la deuxième phrase de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » (On se demande d’ailleurs pourquoi un livre aussi prolixe laisse de côté la première phrase : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. ») S’appuyant sur une profusion de chiffres et de tableaux, il démontre que les inégalités économiques augmentent et que les plus fortunés accaparent une part croissante de la richesse. Certains se sont mis en tête de contester ses statistiques ; il a réduit à néant leurs accusations (2).

Il frappe fort et juste lorsqu’il traite de l’exacerbation des inégalités qui défigurent la société, américaine en particulier. Il remarque par exemple que l’éducation devrait être également accessible à tous et favoriser la mobilité sociale. Or « le revenu [annuel] moyen des parents des étudiants de Harvard est actuellement de l’ordre de 450 000 dollars [330 000 euros] », ce qui les classe parmi les 2 % de foyers américains les plus riches. Et de conclure son argumentation par cet euphémisme caractéristique : « Le contraste entre le discours méritocratique officiel et la réalité (...) semble ici particulièrement extrême ».

Pour certains à gauche, il n’y a là rien de nouveau. Pour d’autres, fatigués qu’on leur explique à longueur de temps qu’il est impossible d’augmenter le salaire minimum, qu’il ne faut pas taxer les « créateurs d’emplois » et que la société américaine reste la plus ouverte du monde, Piketty représente un allié providentiel. De fait, selon un rapport (non cité dans le livre), les vingt-cinq gestionnaires de fonds d’investissement les mieux rémunérés ont gagné, en 2013, 21 milliards de dollars (16 milliards d’euros), soit plus de deux fois le revenu cumulé de quelque cent cinquante mille enseignants de maternelle aux Etats-Unis. Si la rétribution financière correspond à la valeur sociale, alors un gestionnaire de hedge fund vaut dix-sept mille maîtres d’école... Tous les parents (et les enseignants) pourraient ne pas partager cet avis.

Cependant, la fixation exclusive de Piketty sur les inégalités présente des limites théoriques et politiques. De la Révolution française au mouvement américain pour les droits civiques en passant par le chartisme (3), l’abolition de l’esclavage et les suffragettes, l’aspiration à l’égalité a certes suscité de nombreux soulèvements politiques. Dans une encyclopédie de la contestation, l’article qui lui serait consacré occuperait sans doute plusieurs centaines de pages et renverrait à toutes les autres entrées. Elle a joué, et continue de jouer, un rôle positif essentiel. Récemment encore, le mouvement Occupy Wall Street et les mobilisations pour le mariage homosexuel en ont fourni la preuve. Loin d’avoir disparu, cette revendication a trouvé un nouveau souffle.

Mais l’égalitarisme implique aussi une part de résignation : il accepte la société telle qu’elle est, et cherche seulement à rééquilibrer la répartition des biens et des privilèges. Les homosexuels veulent obtenir le droit de se marier au même titre que les hétérosexuels. Très bien ; mais cela n’affecte en rien l’institution imparfaite du mariage, que la société ne peut ni abandonner ni améliorer. En 1931, l’historien de gauche britannique Richard Henry Tawney soulignait déjà ces limites dans un livre qui plaidait par ailleurs pour l’égalitarisme (4). Le mouvement ouvrier, écrivait-il, croit en la possibilité d’une société qui accorde plus de valeur aux personnes et moins à l’argent. Mais cette orientation a ses limites : « Du même coup, il aspire non à un ordre social différent, dans lequel l’argent et le pouvoir économique ne seront plus le critère de la réussite, mais à un ordre social du même type, où l’argent et le pouvoir économique seront répartis un peu différemment. » On touche là au cœur du problème. Accorder à tous le droit de polluer représente un progrès pour l’égalité, mais sans doute pas pour la planète.

Eviter de trop payer les universitaires


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KARL HEINRICH MARX 
Marx n’accorde guère de place à l’égalité. Non seulement il n’a jamais considéré que les salaires des travailleurs pouvaient augmenter de manière significative, mais, même si cela avait été le cas, à ses yeux, la question n’était pas là. Le capital impose les paramètres, le rythme et la définition même du travail, de ce qui est profitable et de ce qui ne l’est pas. Même dans un régime capitaliste qui revêt des formes « aisées et libérales », où le travailleur peut mieux vivre et consommer davantage parce qu’il reçoit un meilleur salaire, la situation n’est pas fondamentalement différente. Que l’ouvrier soit mieux rémunéré ne change rien à sa dépendance, « pas plus qu’une amélioration de l’habillement, de la nourriture, de leur traitement et l’augmentation de leur peculium n’abolissaient le rapport de dépendance et l’exploitation des esclaves ». Une hausse de salaire signifie tout au plus que « l’ampleur et le poids de la chaîne d’or que le salarié s’est lui-même déjà forgée permettent qu’on la serre un peu moins fort (5) ».

On pourra toujours objecter que ces critiques datent du XIXe siècle. Mais Marx a au moins le mérite de se concentrer sur la structure du travail, tandis que Piketty n’en dit pas un mot. Il ne s’agit pas de savoir lequel des deux a raison sur le fonctionnement du capitalisme, mais de saisir le socle de leurs analyses respectives : la répartition pour Piketty, la production pour Marx. Le premier veut redistribuer les fruits du capitalisme de manière à réduire l’écart entre les plus hauts et les plus bas revenus, quand le second souhaite transformer le capitalisme et mettre fin à son emprise.

Dès sa jeunesse, Marx documente la misère des travailleurs ; il consacre des centaines de pages du Capital à la journée de travail type et aux critiques qu’elle suscite. Sur ce sujet non plus, Piketty n’a rien à nous dire, alors même qu’il évoque une grève au début de son premier chapitre. Dans l’index de l’édition anglaise, à l’entrée « Travail », on peut lire : « Voir “Division capital-travail”. » Cela se comprend, puisque l’auteur s’intéresse non au travail proprement dit, mais aux inégalités résultant de cette division.

Chez Piketty, le travail se résume surtout au montant des revenus. Les poussées de colère qui affleurent de temps à autre sous sa plume visent les très riches. Il note ainsi que la fortune de Mme Liliane Bettencourt, héritière de L’Oréal, est passée de 4 à 30 milliards de dollars (3 à 22 milliards d’euros) entre 1990 et 2010 : « Liliane Bettencourt n’a jamais travaillé, mais cela n’a pas empêché sa fortune de progresser exactement aussi vite que celle de Bill Gates. » Cette attention accordée aux plus fortunés correspond tout à fait à la sensibilité de notre époque, tandis que Marx, avec ses descriptions du travail des boulangers, des blanchisseurs et des teinturiers payés à la journée, appartient au passé. La manufacture et l’assemblage disparaissent des pays capitalistes avancés et prospèrent dans les pays en développement, du Bangladesh à la République dominicaine. Mais ce n’est pas parce qu’un argument est ancien qu’il est obsolète, et Marx, en se focalisant sur le travail, souligne une dimension quasi absente du Capital au XXIe siècle.

Piketty documente l’« explosion » des inégalités, en particulier aux Etats-Unis, et dénonce les économistes orthodoxes, qui justifient les énormes écarts de rémunération par les forces rationnelles du marché. Il raille ses collègues américains, qui « ont souvent tendance à considérer que l’économie des Etats-Unis fonctionne plutôt bien, et en particulier qu’elle récompense le talent et le mérite avec justesse et précision ». Mais, ajoute-t-il, rien d’étonnant à cela, puisque ces économistes font eux-mêmes partie des 10 % les plus riches. Comme le monde de la finance, auquel il leur arrive d’offrir leurs services, tire leurs salaires vers le haut, ils manifestent une « fâcheuse tendance à défendre leurs intérêts privés, tout en se dissimulant derrière une improbable défense de l’intérêt général ».

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COUVERTURE ORIGINALE DU LIVRE
PREMIER DE «DAS KAPITAL»  
Pour prendre un exemple qui ne figure pas dans l’ouvrage de Piketty, un récent article publié dans la revue de l’American Economic Association (6) entend démontrer, chiffres à l’appui, que les fortes inégalités découlent des réalités économiques. « Les plus hauts revenus ont des compétences rares et uniques qui leur permettent de négocier au prix fort la valeur croissante de leur talent », conclut l’un des auteurs, Steven N. Kaplan, professeur d’entrepreneuriat et de finance à la School of Business de l’université de Chicago. Visiblement, Kaplan a besoin de mettre du beurre dans ses épinards : une note de bas de page nous apprend qu’il « siège au conseil d’administration de plusieurs fonds communs de placement » et qu’il a été « consultant pour des sociétés de capital-investissement et de capital-risque ». Voilà l’enseignement humaniste du XXIe siècle ! Piketty explique au début de son livre qu’il a perdu ses illusions sur les économistes américains en enseignant au Massachusetts Institute of Technology (MIT), et que les économistes des universités françaises ont le « grand avantage » de n’être ni très considérés, ni très bien payés : cela leur permet de garder les pieds sur terre.

Mais la contre-explication qu’il propose est pour le moins banale : les énormes écarts de rémunération découleraient de la technologie, de l’éducation et des mœurs. Les rétributions « extravagantes » des « super-cadres », « puissant mécanisme » d’accroissement des inégalités économiques, en particulier aux Etats-Unis, ne peuvent s’expliquer par la « logique rationnelle de la productivité ». Elles reflètent les normes sociales actuelles, qui relèvent elles-mêmes de politiques conservatrices ayant réduit l’imposition des plus fortunés. Les patrons de grandes entreprises s’octroient d’énormes salaires parce qu’ils en ont la possibilité et parce que la société juge ces pratiques acceptables, du moins aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.

Marx propose une analyse bien différente. Il cherche moins à prouver des inégalités économiques abyssales qu’à en découvrir les racines dans l’accumulation capitaliste. Certes, Piketty explique que ces inégalités sont dues à la « contradiction centrale du capitalisme » : la disjonction entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance économique. Dans la mesure où le premier prend nécessairement le pas sur le second, favorisant la richesse existante au détriment du travail existant, il conduit à de « terrifiantes » inégalités de répartition des richesses. Marx serait peut-être d’accord sur ce point, mais, une fois encore, il s’intéresse au travail, qu’il tient pour le lieu d’origine et de déploiement des inégalités. Selon lui, l’accumulation du capital produit nécessairement du chômage, partiel, occasionnel ou permanent. Or ces réalités, dont on pourrait difficilement contester l’importance dans le monde actuel, sont totalement absentes de l’ouvrage de Piketty.

Marx part bien sûr d’une tout autre proposition : c’est le travail qui crée la richesse. L’idée pourra sembler désuète. Elle signale pourtant une tension irrésolue du capitalisme : celui-ci a besoin de la force de travail et, en même temps, cherche à s’en passer. Autant les travailleurs sont nécessaires à son expansion, autant il s’en débarrasse pour réduire les coûts, par exemple en automatisant la production. Marx étudie longuement la manière dont le capitalisme génère une « population ouvrière excédentaire relative (7) ». Ce processus revêt deux formes fondamentales : soit on licencie des travailleurs, soit on cesse d’en incorporer de nouveaux. En conséquence, le capitalisme fabrique des employés « jetables » ou une armée de réserve de chômeurs. Plus le capital et la richesse s’accroissent, plus le sous-emploi et le chômage progressent.

Des centaines d’économistes ont tenté de corriger ou de réfuter ces analyses, mais l’idée d’un accroissement de la force de travail excédentaire semble avérée : de l’Egypte au Salvador et de l’Europe aux Etats-Unis, la plupart des pays souffrent de niveaux élevés ou critiques de sous-emploi ou de chômage. En d’autres termes, la productivité capitaliste éclipse la consommation capitaliste. Si dépensiers soient-ils, les vingt-cinq gestionnaires de hedge fund ne parviendront jamais à consommer leurs 21 milliards de dollars de rémunération annuelle. Le capitalisme est grevé par ce que Marx appelle les « monstres » de « la surproduction, la surpopulation et la surconsommation ». A elle seule, la Chine peut sans doute produire assez de marchandises pour alimenter les marchés européen, américain et africain. Mais qu’adviendra-t-il de la force de travail dans le reste du monde ? Les exportations chinoises de textiles et de meubles en Afrique subsaharienne se traduisent par une réduction du nombre d’emplois pour les Africains (8). Du point de vue du capitalisme, nous avons là une armée en expansion, composée de travailleurs sous-employés et de chômeurs permanents, incarnations des inégalités contemporaines.

Comme Marx et Piketty vont dans des directions différentes, il est logique qu’ils proposent des solutions divergentes. Piketty, soucieux de réduire les inégalités et d’améliorer la redistribution, propose un impôt mondial et progressif sur le capital, pour « éviter une divergence sans limite des inégalités patrimoniales ». Si, comme il le reconnaît, cette idée est « utopique », il l’estime utile et nécessaire : « Beaucoup rejetteront l’impôt sur le capital comme une illusion dangereuse, de la même façon que l’impôt sur le revenu était rejeté il y a un peu plus d’un siècle ». Quant à Marx, il ne propose aucune véritable solution : l’avant-dernier chapitre du Capital fait allusion aux « forces » et aux « passions » qui naissent pour transformer le capitalisme. La classe ouvrière inaugurera une ère nouvelle où régneront « la coopération et la propriété commune de la terre et des moyens de production (9) ». En 2014, cette proposition aussi est utopique — voire rédhibitoire, selon la manière dont on interprète l’expérience soviétique.

Il n’y a pas à choisir entre Piketty et Marx. Pour parler comme le premier, il s’agirait plutôt de clarifier leurs différences. L’utopisme de Piketty, et c’est une de ses forces, revêt une dimension pratique, dans la mesure où il parle le langage familier des impôts et de la régulation. Il compte sur une coopération mondiale, et même sur un gouvernement mondial, pour mettre en place l’impôt lui aussi mondial qui évitera une « spirale inégalitaire sans fin ». Il propose une solution concrète : un capitalisme à la suédoise, qui a fait ses preuves en éliminant les disparités économiques extrêmes. Il n’évoque ni la force de travail excédentaire, ni le travail aliénant, ni une société ayant pour moteurs l’argent et le profit ; il les accepte, au contraire, et voudrait que nous fassions de même. En échange, il nous donne une chose que nous connaissons déjà : le capitalisme, avec tous ses avantages et moins d’inconvénients.


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PHOTO HORACIO VILLALOBOS DU 10 OCTOBRE 2014

La chaîne d’or et la fleur vivante

Au fond, Piketty est un économiste bien plus conventionnel qu’il ne le croit. Son élément naturel, ce sont les statistiques relatives aux niveaux de revenus, les projets de taxation, les commissions chargées d’examiner ces questions. Ses recommandations pour réduire les inégalités se résument à des politiques fiscales imposées d’en haut. Il se montre parfaitement indifférent aux mouvements sociaux qui, par le passé, ont pu remettre en cause les inégalités et pourraient à nouveau jouer un tel rôle. Il semble même plus préoccupé par l’échec de l’Etat à atténuer les inégalités que par les inégalités proprement dites. Et, bien qu’il convoque souvent, à bon escient, des romanciers du XIXe siècle comme Honoré de Balzac et Jane Austen, sa définition du capital reste trop économique et réductrice. Il ne tient aucun compte du capital social, des ressources culturelles et du savoir-faire accumulés dont bénéficient les plus aisés et qui facilitent la réussite de leur progéniture. Un capital social limité condamne autant à l’exclusion qu’un compte en banque vide. Or, sur ce sujet non plus, Piketty n’a rien à nous dire.

Marx nous donne à la fois plus et moins que cela. Son réquisitoire, quoique plus profond et plus vaste, n’apporte aucune solution pratique. On pourrait le qualifier d’utopiste antiutopiste. Dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital, il raille ceux qui veulent écrire des « recettes pour les gargotes de l’avenir (10) ». Et, bien qu’une vision se dégage de ses écrits économiques, elle n’a pas grand rapport avec l’égalitarisme. Marx a toujours combattu l’égalité primitiviste, qui décrète la pauvreté pour tous et la « médiocrité générale (11) ». S’il reconnaît la capacité du capitalisme à produire de la richesse, il rejette son caractère antagonique, qui subordonne l’ensemble du travail — et de la société — à la quête du profit. Davantage d’égalitarisme ne ferait que démocratiser ce mal.

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THOMAS PIKETTY
PPHOTO JANERIK HENRIKSSON
Marx savait la force de la « chaîne d’or », mais il jugeait possible de la briser. Que se passerait-il si on y parvenait ? Impossible de le dire. La meilleure réponse que Marx nous ait offerte se trouve peut-être dans un texte de jeunesse où il s’attaque à la religion et, déjà, à la chaîne que recouvrent ses «fleurs imaginaires » : « La critique a saccagé les fleurs imaginaires qui ornent la chaîne, non pour que l’homme porte une chaîne sans rêve ni consolation, mais pour qu’il secoue la chaîne et qu’il cueille la fleur vivante (12).  »

Russell Jacoby

Professeur d’histoire à l’université de Californie à Los Angeles. Auteur, notamment, de The Last Intellectuals (1987) et, plus récemment, des Ressorts de la violence. Peur de l’autre ou peur du semblable ?, Belfond, Paris, 2014. Une version de ce texte a paru sur le site de The New Republic aux Etats-Unis.

(1) Allan Bloom, The Closing of the American Mind, Simon & Schuster, New York, 1987. Son obsession conservatrice d’une décadence de l’enseignement a inspiré en France l’essayiste Alain Finkielkraut.

(2) Cf. Chris Giles, « Data problems with Capital in the 21st century », Financial Times, Londres, 23 mai 2014, et la réponse de Thomas Piketty, « Technical appendix of the book. Response to FT » (PDF), 28 mai 2014.

(3) Mouvement politique ouvrier du milieu du XIXe siècle au Royaume-Uni.

(4) Richard Henry Tawney, Equality, Allen & Unwin, Londres, 1952.

(5) Karl Marx, Le Capital. Livre I, traduction dirigée par Jean-Pierre Lefebvre, Presses universitaires de France, Paris, 1993, p. 693.

(6) Steven N. Kaplan et Joshua Rauh, « It’s the market : The broad-based rise in the return to top talent », Journal of Economic Perspectives, vol. 27, n° 3, Nashville, 2013.

(7) Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 706.

(8) Cf. Raphael Kaplinsky, « What does the rise of China do for industrialization in Sub-Saharan Africa ? », Review of African Political Economy, vol. 35, n° 115, Swine (Royaume-Uni), 2008.

(9) Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 855-857.

(10) Ibid, p. 15.

(11) Ibid, p. 854.

(12) « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel », dans Karl Marx, Philosophie, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 1994, p. 90.

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