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mardi 16 septembre 2014

« LE FEU » D'HENRI BARBUSSE

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« LE FEU » EST D'ABORD PUBLIÉ, EN 1916, SOUS FORME DE FEUILLETON DANS L'OEUVRE, LE JOURNAL RADICAL-SOCIALISTE DE GUSTAVE TÉRY. PHOTO : RUE DES ARCHIVES

Henri Barbusse (1873-1935) est un des témoins majeurs de la Grande Guerre. En 1914, il s'engage dans l'infanterie. Partant de son expérience au front, il raconte la vie des poilus, d'abord publiée en feuilleton dans L'œuvre par Gustave Téry dès août 1916, puis en livre. Il obtient le Prix Goncourt en 1916.

Mobilisés ou engagés volontaires, de nombreux écrivains témoignent des combats et de la vie dans les tranchées. Cette littérature du front triomphe auprès du public et surtout des jurys littéraires. Ces romans ont une valeur documentaire, ils sont des témoignages précieux.

La rubrique littéraire du Figaro de l'époque consacre des critiques sur ces romans couronnés par le Goncourt ou le Femina. Voici celle consacrée au «Le Feu» d'Henri Barbusse.



Henri Barbusse : LE FEU  

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ARTICLE PARU DANS LE FIGARO DU 3 JANVIER 1917.
L'auteur de Le Feu, M. Henri Barbusse, représente depuis la guerre, le troisième lauréat du prix Goncourt. M. René Benjamin en fut, en 1916, le premier titulaire avec Gaspard, roman agréable et non sans mérite où l'écrivain dispose avec adresse, autour d'un personnage grossi, et violemment enluminé à la manière d'une affiche, les panoramas pittoresques de la nouvelle épopée. Nous avons dit tout le bien qu'il faut penser de L'Appel du sol, de M. Adrien Bertrand, le bénéficiaire du prix de 1914 demeuré en souffrance; œuvre éminemment distinguée d'un philosophe que sert une sensibilité très fine et dont la pensée garde, dans le tumulte des éléments déchaînés, sous le fracas des shrapnells et des marmites, l'orgueil et comme la coquetterie de sa clairvoyance.

Le Feu, de M.Henri Barbusse, se distingue tout à fait de ces ouvrages qui sont, à des titres divers, intéressants ou remarquables. Il affecte de négliger les artifices ou même l'habileté professionnelle dont M. René Benjamin ne dédaigne jamais les ressources; et son attitude dans le grand drame où il est jeté paraît exactement contraire à celle que choisit M. Adrien Bertrand; tandis que celui-ci s'efforce à sauvegarder sa personnalité, comme Stendhal pendant la retraite de Russie, en se détachant provisoirement du groupe que forment ses compagnons de bataille, M. Henri Barbusse met une sombre ardeur et une sorte de volupté farouche à s'y confondre et s'y abîmer. «Journal d'une escouade», porte, en sous-titre, Le Feu; et les hommes parmi lesquels il vit et qu'il observe sont, en effet, les plus simples, les plus modestes, et aussi les plus, émouvants des guerriers; aucun d'eux qui soit poussé en avant ou, accapare l'attention par la complaisance ou l'intrigue du romancier; ils restent égaux et sur le même plan, à peine distincts, sous le casque uniforme, à quelques traits de physionomie qui semblent presque négligeables quand on voit en eux des effigies de ce type sublime et douloureux, de cet être superbement représentatif sculpté dans un bloc de boue et qu'anime un idéal: le soldat de France.

Terribles tableaux de la misère quotidienne des tranchées
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 PHOTO COLLETION ARCHIVES LARBOR
Dans un de ces colloques de tranchées que note avec un scrupule d'exactitude méticuleux M. Henri Barbusse, un poilu déclare que de toutes les horreurs de la guerre telles qu'il se les représentait, ce ne sont pas les massacres ni les assauts qui lui parurent le plus redoutables, mais la pluie qui, nuit et jour, pénètre et trempe les hommes en leurs «boyaux» étroits et parfois, après les grosses averses noie dans les trous d'obus les guetteurs surpris par une avalanche d'eau et dont les lourdes bottes n'ont point de prise sur la terre gluante qui les entoure. M. Henri Barbusse trace des tableaux terribles de cette misère quotidienne qui compose un aspect nouveau de la tragédie de la guerre dont elle aggrave la souffrance d'une cruauté encore inconnue. Les anciens conflits préservaient les soldats de telles épreuves; ils avaient leurs trêves, leurs armistices, leurs hivernages; on pu même, au dix-huitième siècle, donner à une forme de guerre, alors en faveur, une dénomination qui, a distance, lui confère une apparence de jeu héroïque: la guerre de consentement mutuel. La conflagration présente, au regard de M. Henri Barbusse, a dépouillé le soldat de son caractère professionnel en le ramenant à un spécimen d'humanité élémentaire dont les plaisirs se confondraient avec les besoins immédiats de la nature; et quant au lustre que lui promet un admirable héroïsme, il n'aime point, il supporte mal qu'on l'en vante, comme si l'héroïsme comportait une sorte d'élégance, un divertissement accepté dont il accomplirait les rites avec allégresse. Il y a, sur ce chapitre, une petite scène épisodique et bien significative entre des civils guêtrés de fauve ou bottés de vernis, qui viennent dans les tranchés complimenter les «poilus» de leur courage. Le courage, c'est leur affaire; et ils écartent, dirait-on, avec une pudeur farouche, les éloges qui touchent avec imprudence des coins réservés de leur cœur dont ils estiment, non sans raison peut-être, demeurer les seuls juges; ils se calomnieraient plutôt que de les accueillir ingénument.

Tels paraissent être, du moins, les sentiments de l'escouade de M. Henri Barbusse, poète d'un talent rare que son âge autorisait à chanter à loisir la guerre en dentelles, mais qui préféra en août 1914, endossé la capote du fantassin et, sous ce modeste uniforme, mérita d'être cité deux fois à l'ordre du jour ; et l'on écoute avec la gravité qui convient la déposition de ce témoin doublement recommandable dont le livre fait une peinture sinistre du spectacle qu'il connait bien. Cependant il est permis de penser que la sensibilité particulièrement vive de M. Henri Barbusse a pu les colorer ou que, du moins, sa vision ne correspond point, sur tous les points du front, à la réalité des choses.

« LE FEU »  D'HENRI BARBUSSE 
On pourrait étendre la même remarque aux opinions politiques que l'auteur du Feu prête aux soldats dont il se constitue l'interprète. Son livre, qui est en partie un ouvrage descriptif, où l'auteur, pour présenter ses personnages, montre le souci d'un réalisme minutieux et violent, enferme par surcroit une sorte de dogmatisme; et alors les soldats qu'il a peints et dont la vision obsède, étreint, attriste l'imagination, semblent être, sous la direction de l'auteur, des porte-paroles complaisants, des comparses auxquels il confie le soin d'illustrer des idées qui deviennent plus pathétiques en passant par leurs bouches.
Faire la guerre à la guerre

Il faut établir d'abord une distinction entre les mérites pittoresques du Feu et son enseignement. Les premiers sont, quelquefois très remarquables. M. Henri Barbusse appelle son journal un roman, et ce titre, sans doute, est devenu assez souple, assez vague, pour désigner des œuvres de caractère très différent; signalons seulement que les notations prises au jour le jour par M. Henri Barbusse peuvent être, sans inconvénient, transposées, et qu'aucune logique apparente ne règle l'ordre et la succession des chapitres. Mais, parmi ces croquis d'une valeur inégale et dont quelques-uns ne paraissent avoir qu'une importance de hors-d'œuvre, deux au moins sont du premier ordre, et atteignent presque à la vigueur, à la sobriété, à la puissance du chef d'œuvre: c'est la Permission et le portique, bas-reliefs saisissants que le poète sculpte sur une nouvelle porte de l'Enfer et où la pauvre humanité, emportée dans le grand drame qui la dépasse, regarde avec étonnement les sentiments de douceur, de tendresse et de pitié que des siècles de civilisation déposèrent en son âme. J'avoue goûter moins la philosophie que les poilus de M. Barbusse professent ou que professe M. Barbusse par l'entremise de ses poilus. Que l'auteur du Feu entende faire la guerre à la guerre plutôt que de combattre une autre nation, c'est une conception à laquelle chacun souscrirait volontiers si elle ne se confondait, dans l'espèce, avec l'idée même de patrie dont M. Henri Barbusse se propose de la disjoindre.

On rencontre dans Le Feu un caporal très brave et attaché à son devoir, quoique pacifiste
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PHOTO FRED STEIN
On rencontre dans le Feu un caporal très brave et attaché à son devoir, quoique pacifiste, le caporal Bertrand qui, avant de mourir, confesse pour la première fois ses préférences politiques en saluant la bravoure de Liebknecht. Le caporal qui me parait admirable jusqu'à ce propos- exclusivement- ignore ou oublie un seul fait mais considérable: c'est que le social démokrate, avant de devenir le martyr provisoire de l'impérialisme boche, en fut le complice et prit sa part de l'attentat qui exalta la colère légitime du caporal Bertrand en votant, le 4 août 1914, l'emprunt de guerre. Si la combinaison lui parut, ensuite, moins agréable ou avantageuse, soit pour son pays, soit pour son parti, le souvenir de son attitude initiale ne doit être oublié, et M. Henri Barbusse le rappellerait avec profit aux camarades que peut troubler d'aventure la dernière parole de son ami Bertrand, moins sûr comme penseur que comme militaire. Quant à la doctrine qui attend d'un socialisme fondé sur l'égalité des hommes un «progrès» et une garantie, en quelque sorte, de la paix universelle, il importe extrêmement d'y prendre garde; de bons esprits, en effet, et prudents, témoignent que la guerre fut décidée, voici trente mois, beaucoup plus par le peuple allemand, et, comme dit M. Henri Barbusse, par les «esclaves» que par le Kaiser dont l'esprit inclinait à assurer le triomphe de l'Allemagne par le long travail des conquêtes pacifiques.

L'enseignement de le Feu ne semble pas être un manuel d'usage pour la France dont la patience à l'égard des provocations boches atteignit à l'extrême limite de la longanimité. C'est d'ailleurs, à ce qu'il paraît, le sentiment des braves gens dont M. Henri Barbusse dresse de si vivantes images et qui n'accepteraient peut-être point les sacrifices imposés par une guerre de luxe, si l'on peut dire, mais prétendent grâce à leurs rudes efforts, assurer aux foyers français des garanties que la meilleure philosophie politique et la plus disposée à l'optimisme leur promettrait en vain.

Les gros mots

Du reste, la dialectique un peu doctrinale que l'auteur du Feu prête à ses compagnons d'escouade et qui communique à certains coins des tranchées des airs imprévus de parlotes, ne présente qu'une importance accessoire, sinon dans les intentions de l'auteur, du moins dans l'économie du livre, et M. Henri Barbusse, en général se montre plus soucieux du pittoresque que du dogmatique; il pousse même le respect de la réalité jusqu'au scrupule et presque à des coquetteries d'esthète.

Au milieu de cet ouvrage si gravement douloureux, on lit avec un peu de surprise un chapitre intitulé: les Gros Mots et qui apparait à la 182e page comme un rappel de préface oublié: c'est le dialogue de deux philosophes du Portique ou peut-être de Médan qui, dans la tranchée, abordent sous le feu un délicat problème de littérature. S'avançant à quatre pattes à travers la paille, le soldat Barque, qui a «des petits yeux vifs au dessus desquels se plissent et se déplissent des accents circonflexes», éprouve le besoin de savoir si son camarade l'écrivain, c'est-à-dire M. Henri Barbusse lui-même, gardera à ses récits de guerre la crudité «des choses que les imprimeurs n'aiment pas besef imprimer» ; et comme son interlocuteur proteste avec conscience, avec dignité qu'il saura mettre «les gros mots à leur place», il s'écrie avec admiration:

-Veux-tu mon opinion? quoique je n'y connais pas en livres, c'est courageux…

Le soldat Barque exagère; une telle évocation de courage entre les hommes qui depuis deux ans et demi vivent une telle vie, est même assez étrange, mais non expressément démonstrative. Je me souviens d'avoir publié voici quelques dix ans, dans le Supplément littéraire du Figaro, un document bien curieux et piquant: le rapport d'un ancien clerc de notaire devenu sergent dans la Grande Armée; il se rapportait à un ordre du maréchal Bessières engageant les troupes sous ses ordres à ne point trop réparer le désordre de leur tenue avant de faire leur entrée dans la capitale. Le maréchal Bessières, qui n'était pas un homme de lettres, avait le souci d'être pittoresque; comment l'auteur du Feu y eût-il échappé? Il ne faut pas vernir les épopées, c'est entendu ; d'aucuns estimeront que M. Henri Barbusse abuse des «effets» qu'offre d'aventure à un peintre militaire l'argot des corps de garde. Quoi qu'il en soit, ceux-là mêmes qui accueilleront avec réserve les rudesses ou les obscénités de ce langage spécial reconnaîtront la force et l'intérêt du Feu, tout, à fait digne du suffrage dont vient l'honorer l'Académie Goncourt.
Par Francis Chevassu


Repères biographiques

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PHOTO FRED STEIN
Henri Barbusse est né le 17 mai 1873. Il est d'abord journaliste et nouvelliste (L'Écho de Paris, Le Matin). En 1908, il écrit un premier roman naturaliste L'Enfer. Son grand succès est Le Feu, journal décrivant l'horreur des combats, paru en 1916, qui obtient le Prix Goncourt. On le surnomme alors le «Zola des tranchées». En 1923, Barbusse adhère au parti communisme. Admirateur de la Révolution russe, il en fait un livre en 1921 Le couteau entre les dents. Il cherche à définir une «littérature prolétarienne». Pacifiste, il prend la tête du mouvement pacifiste Amsterdam-Pleyel avec Romain Rolland et Albert Camus, au moment de la prise de pouvoir d'Hitler en Allemagne. Il meurt à Moscou le 30 août 1935 lors d'un de ses voyages en URSS. Il est enterré au Père Lachaise à Paris.