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vendredi 4 avril 2014

SERGIO BUSCHMANN A RETROUVÉ DEPUIS UN AN LES GEÔLES CHILIENNES

   
PORTRAIT 
      
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SERGIO BUSCHMANN 
Revenu d'exil, le comédien et ancien guérillero anti-Pinochet SERGIO BUSCHMANN a retrouvé depuis un an les geôles chiliennes: la démocratie ne lui pardonne pas d'avoir combattu la dictature. Prisonnier de Pinochet

par Gilles BAUDIN


Avec pour tout costume son éternelle casquette et un blouson d'hiver enserrant une carrure de catcheur, il est revenu saluer son public, clairsemé mais vibrant. En ce froid après-midi de juin 1994, le hall d'arrivée de l'aéroport de Santiago retentit d'applaudissements, puis de huées, lorsque la police procède à l'arrestation d'«un des terroristes les plus recherchés du Chili», passager goguenard rentrant volontairement de plusieurs années d'exil, à bord d'un vol en provenance du Costa Rica.

C'était la dernière prestation de Sergio Buschmann. Aujourd'hui, ce comédien et ancien militant du Front patriotique Manuel Rodriguez (FPMR) est écroué depuis près d'un an par le régime démocratique chilien pour ses activités de lutte armée contre la dictature de Pinochet. Le voilà confiné, à 52 ans, dans un rôle qu'il a déjà interprété par deux fois: celui du prisonnier politique. Détenu volontaire et un brin provocateur, en l'occurrence, comme s'il prenait une revanche sur ses débuts en détention, ô combien moins amènes.

Au lendemain du coup d'Etat de 1973, le comédien en herbe, militant actif des Jeunesses communistes, est arrêté par les militaires. Égrenant la litanie des crimes et des souffrances, suit un calvaire commun à des milliers de partisans de Salvador Allende: le stade Chili, un gymnase concentrationnaire où les sbires massacrèrent le chanteur Victor Jara, puis le camp de Cerro Chena, atroce abattoir, et enfin la caserne Tacna, avant de retrouver, au bout d'un an, ce qu'il faut bien appeler la liberté.


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SERGIO BUSCHMANN 
Simple et terrible, la leçon est vite tirée. «J'ai découvert alors la barbarie dont était capable l'oligarchie chilienne par militaires interposés. Et je me suis juré de ne servir, dorénavant, qu'un projet politique appuyé par les armes», nous explique l'hôte illustre de la prison de haute sécurité de Santiago dans le parloir souterrain où il est autorisé, une fois par semaine, à recevoir ses visiteurs.

Sergio Buschmann, ou la double constance: dès l'âge tendre, cette tête de bois fut saisie par la passion du théâtre et de la politique, au grand dam de sa famille, l'une des plus grandes fortunes du sud du Chili, amassée par l'aïeul, un dentiste allemand venu chercher fortune au pied des Andes. «Il a dû en arracher, des dents, pour pouvoir acheter autant de terres et même une banque!», ironise son petit-fils. Comme il sied alors dans la bonne société, c'est dans un palais de Buenos Aires que les parents vont élever leur progéniture. Le jeune Sergio s'évade vers une école de théâtre et les rangs tumultueux de la jeunesse péroniste. Il a quatorze ans, sa vie est lancée.
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SERGIO BUSCHMANN. PHOTO EL MERCURIO DE VALPARAÍSO

De retour à Santiago, il persiste et signe, dans le même élan, son inscription à la sélecte académie d'art dramatique de l'université du Chili, ainsi que sa carte d'adhérent des Jeunesses communistes ­ «la sensibilité de l'artiste m'a conduit naturellement à m'intéresser à la question sociale». Et roulent les années 60, entre Tchekhov et Lénine, entre Molière et la révolution cubaine, jusqu'au triomphe de la gauche en 1970, qui porte Salvador Allende à la présidence. Epoque prolifique mais brève pour les troupes du théâtre militant, avant que la troupe d'un certain Pinochet, au petit matin du 11 septembre 1973, ne laisse tomber un linceul noir sur le rideau rouge. Les généraux mettent aussitôt la vie culturelle sous l'éteignoir. Après sa libération, Buschmann vivote, acteur sans grand rôle et militant sans emploi. En 1978, il s'exile en Suède où il demeurera cinq ans.

Mais au début des années 80, sous l'effet des convulsions révolutionnaires en Amérique centrale, les communistes inscrivent la «rébellion armée» à l'ordre du jour, pour en confier la mise en scène au débutant Front patriotique Manuel Rodriguez, qui tire son nom d'un héros de l'indépendance du Chili. Les brumes scandinaves se dissipent: Sergio Buschmann est promu au saint des saints, parmi les neuf «commandants» de la direction nationale du Front. C'est le grand retour au pays, où il décroche des rôles secondaires dans les telenovelas, ces feuilletons télévisés à l'eau de rose qui battent tous les records à l'Audimat. Comédien le jour, guérillero la nuit, l'acteur se régale du jeu de masques inhérent à la vie clandestine.

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SERGIO BUSCHMANN 
La direction du FPMR lui assigne en 1986 la tâche de constituer un arsenal insurrectionnel: des milliers de fusils, des centaines de lance-roquettes ainsi que leurs munitions, «en provenance de la solidarité internationale», sont ainsi débarqués sur une plage du nord du pays. Mais les satellites-espions américains détectent le mouvement des navires cubains qui ont acheminé le matériel. L'arsenal est saisi, Buschmann et ses camarades capturés, torturés, encore et encore...

L'homme aux dix mille fusils est enfermé dans la prison de Valparaiso. Vue sur la mer: il s'évadera. Le plus simplement du monde, il réclame une échelle pour repeindre sa cellule, fort peu présentable alors qu'on annonce, en ce mois d'août 1987, la visite de parlementaires étrangers soucieux du sort des détenus politiques chiliens. On la lui prête, et le voilà qui monte à l'assaut du toit pour jouer la fille de l'air, sous une pluie battante, à l'heure où les gardiens sont captivés par la telenovela.

La légende est née. En cavale mondiale, reçu par Jane Fonda ou le Parlement australien, Buschmann l'irréductible prend plaisir à la cultiver, sans trop percevoir que son monde est en train de s'écrouler. Au Chili, l'opposition armée, vaincue, se fragmente à l'infini, cependant que renaît une démocratie fragile, sous l’œil vigilant des militaires. A Moscou, le rouge passe de mode.

Pour le rebelle solitaire, ou presque, la boucle planétaire est bouclée. Lassé par son exil, et pour une ultime bravade, il rentre chez lui en sachant que la prison le guette. Là, entre rires et fureur, il attend désormais d'être jugé. Mais pour quels motifs, s'insurge-t-il, «pour avoir pris les armes contre la barbarie ?» Et Sergio Buschmann de dénoncer «cette pseudo-démocratie qui fait la part belle aux assassins et emprisonne 80 combattants» (pour la plupart des militants ayant poursuivi la lutte armée après le rétablissement de la démocratie, ndlr). La visite est finie, les barreaux retombent sur l'artiste désarmé.
          
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SERGIO BUSCHMANN 
1942. Naît à Osorno.

1970. Militant des Jeunesses communistes lorsque Allende est élu.

1978. S'exile en Suède pour fuir la dictature de Pinochet.

1980. Retour au Chili.

1986. Arrêté après la découverte de l'arsenal du Front patriotique Manuel Rodriguez.

1987. S'évade de prison, début de sa cavale à l'étranger.

1989. Le démocrate-chrétien Patricio Aylwin est élu président. La dictature prend fin l'année suivante.

1994. Buschmann retourne au Chili. Est arrêté à l'aéroport.

BAUDIN Gilles