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mercredi 9 octobre 2013

ENSEIGNER L’HISTOIRE DE LA DICTATURE

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DESSIN DE PANCHO CAJAS PARU DANS LE JOURNAL EL COMERCIO, D'EQUATEUR

A quarante ans du coup d’Etat qui a instauré la dictature de Pinochet (1973-1990), alors que l’oubli s’installe chez les jeunes, les professeurs ont du mal à leur transmettre la mémoire de ces années noires.

QUÉ PASA | JUAN PABLO GARNHAM

Dans un établissement de La Reina [quartier résidentiel de Santiago], c’est la « journée des humanités ». De la sixième à la terminale, les enfants participent à des activités sur l’histoire, la géographie et les langues. 

Soudain, deux jeunes de terminale arrivent au milieu des élèves. L’un porte des lunettes à grosse monture noire et une fausse moustache. L’autre est vêtu d’un uniforme militaire. « Je suis Allende », déclare le premier. « Je suis Pinochet », affirme le second. 

Cette image, qui n’a pas particulièrement attiré l’attention des enfants, a mis mal à l’aise les adultes qui étaient présents. « Les voir marcher côte à côte nous a choqués », se souvient Sergio Ramírez, professeur d’histoire, « mais pas les petits. Pour eux, tout cela fait partie d’un passé lointain, distant. Parfois, certains élèves font une analyse plus profonde de cette période, mais dans ce cas c’est lié à l’histoire de leur famille. » 

« Pour beaucoup d’entre eux, le coup d’Etat, c’est comme la guerre civile de 1891 : un événement parmi d’autres dans l’histoire du Chili », explique un autre professeur, Eduardo Valenzuela, qui enseigne dans des universités et dans un établissement scolaire de Renca. « Un jour, j’ai demandé à une classe de situer plusieurs personnalités sur une ligne de temps et certains ont associé Augusto Pinochet à l’époque coloniale [qui s’est terminée en 1810]. » 

Quarante ans après le coup d’Etat, les élèves de première d’aujourd’hui se distinguent de leurs aînés par deux choses : tout d’abord, ils sont nés après la restauration de la démocratie ¬– ceux qui sont dans cette classe en 2013 sont nés en 1996 – de plus, la dictature fait déjà partie de leur programme. En effet, le plan d’éducation du gouvernement de Pinochet est resté en vigueur pendant une grande partie des années 1990, et le dernier ¬événement historique était alors « la crise généralisée du système et le ‘pronunciamiento’ de l’armée et des forces de l’ordre, le 11 septembre 1973 ». C’est ce qu’annonçait le programme adopté en 1985, qui a été appliqué jusqu’en 1998. Cette année-là, certains ont commencé à demander à ce que la [période de la] dictature – ou le « régime militaire », car les deux termes étaient en usage – soit intégrée au programme d’histoire de seconde, au même titre que le reste de l’histoire du Chili depuis son indépendance. Ce sujet devait aussi être abordé avant le lycée, mais de façon plus succincte. 

Néanmoins, si le programme officiel est une chose, l’appliquer en classe en est une autre. María Isabel Toledo, chercheuse à la faculté de psychologie de l’université Diego Portales, s’est penchée sur la question de 2006 à 2008. Elle a -interrogé environ 3 000 élèves de la troisième à la terminale et plus de 1000 enfants du CP à la quatrième afin de déterminer comment était présenté le régime militaire. Par ailleurs, elle a complété son étude en assistant à des cours où le sujet devait être abordé. « Jusqu’en quatrième, nous avons vu que 60 % des professeurs enseignaient cette partie du programme, 5 % attendaient l’année suivante et 35 % la passaient sous silence, explique María Isabel Toledo. L’argument avancé par les professeurs était simple : ils faisaient valoir le manque de temps. » L’enseignement linéaire de l’histoire du Chili gardait pour la fin ce thème délicat. En 2009, la loi générale sur l’éducation a accordé plus de place à l’histoire du pays, qui est maintenant abordée en deux fois, de façon à renforcer son apprentissage. Le programme va de toute façon faire l’objet d’une réforme. Il est prévu que l’histoire du Chili soit enseignée sur quatre ans et intégrée à l’histoire mondiale. Dans le cadre du nouveau programme, la période allant de 1973 à 1990 sera abordée en seconde, sous réserve de l’accord du Conseil de l’éducation chilien. 

Visite au musée. Le ministère oriente certes les professeurs, mais il leur laisse une certaine flexibilité : choisir une méthode d’enseignement et d’évaluation relève parfois du défi. Ernesto Reyes travaille dans un réseau d’écoles¬ affilié à une congrégation religieuse. Il se souvient qu’au début des années 1990 il a montré à ses élèves un documentaire sur le mouvement Sebastián Acevedo, un groupe qui a lutté contre la torture dans les années 1980. Le lendemain, il a reçu un appel du recteur. En effet, il avait diffusé cette vidéo lors de la « journée des carabiniers » et un représentant d’élève membre de cette institution avait émis une réclamation. « Le recteur m’a soutenu, mais cet épisode m’a marqué, se rappelle le professeur. Je n’ai pas le droit de prendre position : je parle de crise institutionnelle et non de dictature, même si je dois me mordre la langue. » 

Au musée de la Mémoire et des Droits de l’homme, à Santiago, on n’entend que la pluie tomber. « Que savez-vous du jour où a eu lieu le coup d’Etat ? » Silence complet. C’est le début d’une visite guidée pour un groupe de 35 élèves venus de l’école San Ignacio, dans le quartier El Bosque de Santiago. A l’occasion de l’anniversaire du 11 septembre 1973, l’établissement organise une série d’activités, dont cette sortie. 

« Les militaires ont pris une décision radicale ? propose timidement un jeune. – L’armée était soutenue par les Etats-Unis », ajoute un autre. 

Ils sont en seconde et les souvenirs de sixième sont déjà loin. Les guides expliquent que chaque âge est différent. Certains connaissent très bien le sujet, d’autre moins. « Souvent, ils confondent ou justifient des actes de violence. On observe les deux tendances », explique l’un des guides. 

Les professeurs sont également confrontés à ces problèmes. « C’est compliqué, car certains élèves de première ont des positions très arrêtées », affirme José Elgueta, professeur d’histoire et directeur du lycée polyvalent Sergio Silva Bascuñán, à La Pintana. « L’aspect le plus complexe est la violation des droits de l’homme. On explique les événements tels qu’ils ont eu lieu, mais sans détails ¬morbides. » 

Dans les écoles et lycées publics, les professeurs font attention à la question des droits de l’homme et au vécu des familles, mais les établissements privés ont d’autres préoccupations. A l’école Cumbres, par exemple, il est courant que les élèves discutent des problèmes ¬économiques à l’époque où Salvador Allende était au pouvoir et qu’ils racontent des anecdotes familiales sur la réforme agraire. 

Marianne Schaale, professeur dans un établissement anglophone de Providencia, se sert de documentaires et de films. Les élèves et les enseignants se réfèrent aux séries télévisées Los 80 et Los Archivos del Cardenal, ainsi qu’à des documentaires comme La Batalla de Chile ou Actores secundarios. « J’emploie les termes de ‘dictature’, de ‘régime’ et de ‘gouvernement militaire’. J’explicite ces concepts pour que les élèves ¬puissent se faire leur propre opinion à partir de la théorie. En revanche, je précise qu’il n’y a pas de demi-démocratie », affirme-t-elle. 

Sujets tabous. Des sorties à la Villa Grimaldi, au centre de détention Londres 38 [deux des principaux centres de torture de la dictature] et au musée de la Mémoire sont régulièrement organisées. L’école Raimapu, à La Florida, prévoit souvent ce type de visites. Le thème de la dictature est abordé dès la maternelle : pendant cette période, l’idée est de veiller à ce que les enfants connaissent les droits de l’homme. « Pour nous, ce sujet dépasse le cadre du cours d’histoire », rappelle Diego Villablanca, ancien élève de cet établissement où il est maintenant professeur et où a étudié Camila Vallejo, candidate aux élections législatives de 2013 [et figure de proue des manifestations étudiantes en 2011]. Il y a deux types d’écoles : celles qui, comme Raimapu, font des atteintes aux droits de l’homme l’axe principal de leur enseignement, et les autres, qui ont une position nuancée et abordent les origines de la rupture démocratique et des succès économiques de Pinochet. Le bilan est complexe, et il est facile de tomber dans une « théorie du match nul » ou un scénario -caricatural qui oppose « les bons et les méchants ». 

Selon les experts, cette réalité est extrêmement courante et n’est pas spécifique au Chili. Si les sujets tabous changent d’un pays à l’autre, les situations se ressemblent : aux Etats-Unis, c’est la guerre du Vietnam ; en Irlande du Nord, c’est l’opposition entre catholiques et protestants ; en ex-Yougoslavie, ce sont les conflits ethniques. 

—Juan Pablo Garnham

Publié le 15 août

Quarante ans après le putsch

●●● Le 11 septembre 1973, les militaires renversaient le gouvernement du président socialiste Salvador Allende, plongeant le pays dans une dictature sanglante qui a duré dix-sept ans et qui a fait au moins 3 200 morts, 38 000 torturés et des centaines de disparus. Quarante ans après le coup d’Etat et la mort tragique d’Allende dans le palais présidentiel bombardé par l’armée, vingt-trois ans après le retour à la démocratie, le pays commémore cette date fatidique de son histoire. La plupart des médias ont publié des suppléments qui témoignent que les blessures restent encore à vif. Le général Pinochet est mort en décembre 2006 sans avoir été jugé. L’opposition a refusé d’assister à la cérémonie officielle organisée par le président Sebastián Piñera (droite). Et l’élection présidentielle du mois de novembre verra s’affronter deux candidates emblématiques : d’un côté Michelle Bachelet, ancienne présidente socialiste, dont le père, général, arrêté par la dictature, est mort sous la torture ; de l’autre, Evelyne Matthei Fornet, dont le père était aussi général mais membre de la junte de Pinochet.