Catégorie

mercredi 18 septembre 2013

LES FILS ET LA DICTATURE

1.) Je suis né le 17 août 1987, quand la dictature chilienne s’achevait. L’année suivante, il y eut le plébiscite et Pinochet dut laisser le pouvoir.
Cela veut dire que j’appartiens à la génération qui n’a pas vécu cette histoire. Je suis de ceux qui l’ont apprise à travers les livres, les documentaires, le récit oral de nos parents et de nos amis. On nous la raconta à table, quelqu’un s’est décidé à poser des questions sur l’adolescence de nos parents et ils se sont mis à se rappeler. Dans ma famille il n’y a pas de victimes directes ni de disparus, mais des souvenirs, oui, il y en a.

 «CAMANCHACA»
EDITION EN ESPAGNOL 
2) Ma mère avait 17 ans au moment du coup d’État. Elle étudiait dans un internat pour filles qui se trouvait en face du Stade national. De temps à autre, nous essayons de refaire le 11 septembre et les jours qui suivirent, quand elle dormait dans cet internat et entendait les balles et les cris des détenus qui étaient dans le stade. Peu après, ma mère finit ses études, se maria et partit vivre à Iquique, dans le nord du Chili. Là-bas, elle vécut une grande partie de la dictature. Elle y était aussi quand, quelques jours après le retour de la démocratie, dans le port de Pisagua - qui avait été un camp de concentration -, on découvrit une fosse commune où se trouvaient des restes de disparus. Elle travaillait pour l’Eglise, on l’envoya à Pisagua. Ce furent des jours intenses : la fosse commune, l’exhumation près du cimetière, les restes de ces personnes exécutées et mises en sac. Certains corps momifiés, avec les impacts de balle, intacts.

3) Il y a aussi les récits des amis plus âgés, ceux qui sont nés dans les années 60, qui ont vécu la dictature au collège, résistant depuis ces lieux précaires, luttant contre un  État qui systématisait la violence. C’est un récit fondé sur l’épique, mais aussi, très souvent, sur le scepticisme. Ce récit a ressurgi au Chili ces dernières années par les marches et les protestations, grâce aux mobilisations sociales, aux étudiants qui ont pris les rues pour réclamer une éducation plus juste, un pays plus juste.

4) Nous qui sommes nés à la fin des années 80 nous n’avons pas vécu la dictature, mais nous avons vécu ses conséquences : un modèle économique qui nous a entièrement déterminés. La santé et l’éducation privatisées. Un monde où, si tu n’as pas d’argent, tu ne vaux rien. Un monde moderne.

5) L’homme qui parle à la télévision nie tout. Il dit qu’il ne savait rien des violations des droits de l’homme au Chili pendant la dictature, qu’il n’a rien à voir avec ça. L’homme s’appelle Manuel Contreras, il a dirigé la Dina - la police secrète du régime - et il est condamné à plus de 300 ans de prison, cet organisme a séquestré, torturé et assassiné les gens dans les années qui suivirent le coup d’État. C’est le 10 septembre 2013, deux journalistes l’interrogent et il nie tout, mais plus personne ne le soutient. Au moins publiquement, car le problème, dans toute cette histoire - dans ces 40 ans du coup d’État qu’on vient de commémorer - c’est que, comme Contreras, d’autres nient, justifient même les morts, les disparitions, les tortures, puisqu’il fallait sauver le Chili de la révolution marxiste que Salvador Allende allait soi-disant instaurer. Le problème de cette histoire est qu’elle n’est toujours pas terminée : il y a encore des disparus, des tortionnaires et des complices qui n’ont pas été jugés. Mais on cherche à la refermer, et les partis de droite insistent pour que les plus jeunes regardent vers le futur. De fait, après avoir assisté aux liturgies de la commémoration, le président Piñera a demandé : «Qu’est-ce qui est le plus important : ce qui a eu lieu voilà quarante ans, ou ce que nous allons faire ensemble dans les quarante prochaines années ?»


6) A cette question, j’ai plusieurs manières de répondre. Aucune ne parlerait du futur.

7) Nous n’avons pas vécu la dictature, mais nous avons lu. Non seulement les livres d’investigation et de journalisme publiés ou réédités ces derniers mois - comme ceux, fondamentaux, de Patricia Verdugo, Mónica González et Cristóbal Peña -, mais aussi des romans, et, surtout, de la poésie. Nous sommes allés au théâtre voir les œuvres de Juan Radrigán et des plus jeunes : Guillermo Calderón, Luis Barrales et Alejandro Moreno. J’aime penser que nous nous sommes éduqués ainsi : en regardant les documentaires de Patricio Guzmán, en lisant les chroniques rageuses de Pedro Lemebel, en allant voir les expositions de Gonzalo Diaz et d’Alfredo Jaar. En lisant les romans de Diamela Eltit et de Germán Marín. En étant impressionnés par ce roman petit et monstrueux de Roberto Bolaño, Etoile distante. Nous les avons lus et nous avons lu les poèmes d’Enrique Lih, de Raúl Zurita et de Gonzalo Millán, qui a écrit dans la Ville l’un des portraits les plus durs et les plus importants de la dictature. On nous dit de regarder vers le futur, mais nous nous souvenons de ces livres et, en vérité, il nous est impossible de vouloir effacer ce passé, qui est l’héritage de nos pères. Nous devons apprendre à vivre avec ces années. Il ne s’agit pas de nostalgie, de discours recherchant l’empathie, il ne s’agit pas de nier la responsabilité de tous ni de s’enfermer dans un discours de victime. Ce n’est pas ça. C’est autre chose. C’est ce qu’a dit, il y a une semaine, la sœur d’une jeune femme assassinée pendant la dictature, et qui me semble indispensable pour comprendre les quarante ans qui ont suivi le coup d’État : «Il y a des gens qui demandent jusqu’à quand nous devrons continuer à parler de ça. Je dirais que nous allons continuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à dire.»

Traduit de l’espagnol (Chili) par Philippe Lançon.

Dernier ouvrage : «Camanchaca» (à paraître chez Christian Bourgois).

Diego Zuñiga Ecrivain