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jeudi 19 septembre 2013

ALFREDO JAAR ÉBLOUIT LES RENCONTRES D'ARLES

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ALFREDO JAAR « SEARCHING FOR KISSINGER », 1984.UN DÉTAIL (CHERCHANT HENRY KISSINGER). PHOTO PÁGINA 12
A peine arrivé, le spectateur prend en pleine figure des néons blancs violents – une entrée en matière idoine quand on traite de l'aveuglement. "Aucune image n'est innocente, explique Alfredo Jaar. Chacune porte en elle une vision du monde. Or personne ne nous apprend à les lire." Dans l'église, œuvres anciennes et récentes s'emploient à montrer l'envers des images, leur contexte. Qui les fait et les diffuse, qui les possède, pourquoi elles sont là ou manquent. Le tout avec une efficacité visuelle redoutable, jouant sur les blancs, l'absence, le vide.

Alfredo Jaar, qui a quitté le Chili pendant la terrible dictature de Pinochet, déroule sous une vitrine la biographie officielle de Henry Kissinger. L'ancien secrétaire d'Etat s'y montre en majesté, saluant les grands de ce monde. Mais il y manque une image qu'a ajoutée l'artiste : une poignée de mains avec Pinochet. Au mur, un document déclassifié enfonce le clou : dans une conversation téléphonique, le président Nixon et Kissinger discutent du coup d'Etat et de l'implication active des Etats-Unis. Les conséquences sur la population ? Kissinger les balaie d'un geste : "Rien d'important."

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ALFREDO JAAR  « SEARCHING FOR AFRICA IN LIFE », 1996, (CHERCHANT L'AFRIQUE DANS LA REVUE LIFE). PHOTO HAUPT & BINDER


LE TOUT FONCTIONNE CAR ALFREDO JAAR N'OUBLIE PAS L'ÉMOTION

Les démonstrations en images d'Alfredo Jaar sont souvent d'une simplicité brutale, implacable. Il aligne les "unes" du magazine Life, puis en sort les seules consacrées à l'Afrique : seulement cinq, dédiées aux animaux sauvages, au sida ou à la famine. Pas besoin d'ajouter autre chose pour dire la vision du monde qui s'exprime ici. La célèbre photo de la "situation room", diffusée par les Etats-Unis au moment de l'assassinat de Ben Laden, est mise en regard d'une image blanche, comme pour dire tout ce qui manque sur cette traque à l'homme – l'image du cadavre de Ben Laden n'a jamais été diffusée. Mais le tout fonctionne car Alfredo Jaar n'oublie pas l'émotion, la poésie : dans des photos de presse du coup d'Etat chilien, il a agrandi de tout petits personnages perdus dans l'image. Leur regard de détresse, bouleversant, déborde largement l'événement historique.

La pièce la plus forte de l'installation raconte d'ailleurs une histoire d'homme, pas seulement d'image. Dans une pièce où le spectateur ne peut entrer et sortir qu'à un moment précis – il y reste huit minutes –, Alfredo Jaar évoque une photo célèbre : une petite fille soudanaise affamée et à bout de force guettée par un vautour. Elle avait fait le tour du monde en 1993, entraînant des critiques violentes dirigées non contre la situation mais contre le photographe – accusé de prendre la photo au lieu de sauver l'enfant. Dans la pièce, on ne voit rien, juste des mots qui défilent sur le mur. Ils content l'histoire de Kevin Cartner, sa naissance, sa révolte contre l'apartheid, son suicide. Mais Alfredo Jaar n'oublie pas d'évoquer aussi la propriété de l'image, détenue par l'agence Corbis de Bill Gates. La photo elle-même n'est montrée qu'une seconde, avant qu'un flash n'éblouisse tout le monde. Comme une incitation à ouvrir les yeux devant les images, otages des stratégies de communication et de l'émotion immédiate.

Alfredo Jaar, "La Politique des images". Jusqu'au 25 août. Église des Frères-Prêcheurs, Arles. De 10 heures à 19 h 30. 8 €. rencontres-arles.com

Claire Guillot (Arles, envoyée spéciale ) 
Journaliste au Monde