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vendredi 20 juillet 2012

LE TÉLESCOPE GÉANT DE L'EUROPE EN CHANTIER AU CHILI


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AFFICHE DU FILM NOSTALGIE DE LA LUMIÈRE DE PATRICIO GUZMAN 

Cette première lumière, prévue pour 2022, sera captée au sommet du Cerro Armazones, dans les Andes chiliennes, au cœur du désert d’Atacama. Il offre aux télescopes concoctés, fabriqués et financés en Europe, ses nuits d’une noirceur incomparable, d’une sécheresse quasi absolue et son atmosphère souvent très calme. Un lieu de légende, si sec qu’on y trouve, intactes, des momies antiques, mais aussi des restes des disparus de Pinochet. On y croise donc des archéologues, les uns fouillant le passé humain, d’autres celui du cosmos, racontait Patricio Guzman dans Nostalgia de la Luz (Festival de Cannes 2010). Toute lumière, en effet, nous dit l’état de l’astre lors de son émission, des centaines de millions ou des milliards d’années avant l’instant où elle frappe l’œil artificiel.

Quelle mouche a piqué les astrophysiciens de planter dans ce désert un tel géant ? Folie des grandeurs ? Nenni. Passer de 10 mètres - la dernière génération de télescopes terrestres - à 39 mètres revient à multiplier par près de vingt le nombre de photons d’avec lesquels un astre irradie le cosmos. Surgiront alors de l’obscurité des objets aujourd’hui invisibles, ou juste entr’aperçus. Leur étude minutieuse doit répondre aux questions posées par la découverte de l’histoire, de la géographie et du contenu du cosmos : la saga scientifique du XXe siècle, popularisée au point de parfois éclipser les cosmogonies mythiques ou religieuses avec lesquelles l’humanité tente de se faire une place dans l’Univers.

ESO EXPLOITE DES OBSERVATOIRES DANS TROIS SITES AU CHILI : CHAJNANTOR, CERRO PARANAL ET CERRO LA SILLA   (« CERRRO » EST LE MOT ESPAGNOL POUR « LA MONTAGNE »). DE PLUS, ESO CONSTRUIRA  LE TÉLESCOPE GÉANT EUROPÉEN (E-ELT) À CERRO ARMAZONES, PRÈS DE PARANAL. CETTE CARTE MET EN ÉVIDENCE LA RÉGION AU CHILI DANS LA QUELLE LES OBSERVATOIRES SONT LOCALISÉS ET DONNE UNE VUE AMPLIFIÉE DE CETTE ZONE, MONTRANT LES AÉROPORTS LES PLUS PROCHES AUX SITES ET LES PARCOURS LES CONNECTANTS EN VOITURE, AUSSI BIEN QUE L'EMPLACEMENT DE BUREAUX ESO.

Cette histoire étrange renie le «il était une fois», car elle récuse, rigoriste, tout véritable début - au sens où il n’y aurait rien avant. Mais les cosmologistes la déroulent à partir de la phase extrêmement chaude, dense et fugace de l’Univers, il y a 13,7 milliards d’années - ils prétendent même connaître cet âge avec une précision de 1% - lorsque le cosmos se réduisait à une purée presque homogène de particules élémentaires. Puis, après une expansion express, donc un refroidissement permettant la formation des atomes, l’Univers s’est structuré. Peu à peu, la matière s’est condensée ici, creusant d’immenses vides là. Après un âge sombre, naquirent les galaxies primordiales, où éclosent des étoiles par milliards. Ces structures galactiques, ont découvert les astronomes, offrent à leurs yeux une dynamique énigmatique. Confrontée à leur théorie majeure, la gravitation selon Albert Einstein, elle suppose que d’étranges matière et énergie, dites noires par aveu d’inconnaissance, peuplent le cosmos. Alourdies de matière noire, les galaxies gisent sur elles-mêmes dans un tempo trop rapide. L’expansion de l’Univers semble même s’accélérer depuis quelques milliards d’années, attisée par une mystérieuse énergie du vide. Matière et énergie noires cachent-elles les concepts qui vont révolutionner la physique ? Ou se révéleront-elles des inventions humaines, éphémères, qui s’évanouiront comme l’éther des physiciens du XIXe siècle, dissipé par Albert Einstein ?

L’E-ELT, espèrent les cosmologistes, s’attaquera à ces interrogations redoutables. Révélera la vitesse de l’expansion universelle telle qu’elle se déroulait il y a plusieurs milliards d’années, en mesurant avec une précision extrême la distance d’un objet très lointain, à dix ou quinze ans d’intervalle.

CE DESSIN CONCEPT ARCHITECTURAL D'ESO POUR LE TÉLESCOPE E-ELT, LE TÉLESCOPE GÉANT QUE LES EUROPÉENS VONT CONSTRUIRE AU CHILI. PHOTO SWINBURNE PRODUCTIONS ASTRONOMIE / ESO 
Dans ces premières galaxies, à l’aube de l’Univers, sont nées des étoiles supergéantes, brillantes comme dix millions de soleils, fabriquées à l’aide des seuls éléments chimiques issus de la nucléosynthèse du big bang : hydrogène, hélium et un poil de lithium. Au ciel comme ici-bas, à brûler trop sa chandelle, la vie se consume vite. Ces étoiles éphémères ont disparu depuis plus de dix milliards d’années. Les étudier exige d’aller fouiller le fond du cosmos, à la recherche de traces fugaces, ténues, de leur brillance évanouie. Une quête sur laquelle buttent les télescopes actuels, mais à portée de l’œil géant de l’Atacama. Vies brèves, mais fins glorieuses. Ces supernovae - les astrophysiciens nomment ainsi ces explosions d’étoiles géantes, vaincues par leur propre gravitation dès lors que leur feu thermonucléaire s’éteint - ont alors ensemencé l’Univers, déclenchant son évolution chimique. Forgés dans leurs cœurs, surtout lors de ses derniers instants de feu nucléaire, les atomes lourds que le big bang n’avait pu concocter se sont dispersés dans l’espace interstellaire. De quoi former de nouvelles étoiles, plus «métalliques» précisent les spécialistes. Mais aussi des planètes. Gazeuses, ou rocheuses. Géantes, ou de la taille de la Terre. Le fer et l’oxygène de notre sang sont constitués de cette «poussière d’étoiles».

Le cosmos n’abrite-t-il qu’une planète porteuse de vie ? L’évolution chimique qui s’y déroule depuis treize milliards d’années, les milliards de milliards de planètes orbitant autour de soleils, l’abondance des molécules d’eau, partout dans le cosmos, l’ubiquité des molécules à base de carbone, proche des briques de la vie terrestre, tout cela n’a-t-il servi qu’une fois, ici, il y a plus de trois milliards d’années ? En poussant l’E-ELT à ses limites, à l’aide de dispositifs astucieux pour «tuer» la lumière éblouissante de l’étoile et conserver le lumignon d’une planète proche, les astrophysiciens espèrent tirer le portrait spectroscopique de son atmosphère. Afin d’y quêter la trace d’une biologie à l’œuvre. Une quête toutefois réservée à notre petit coin de galaxie.

CETTE IMAGE MONTRE L'AUBE AU CERRO ARMAZONES, LE SITE DU L'E-ELT, LE TÉLESCOPE GÉANT QUE LES EUROPÉENS VONT CONSTRUIRE AU CHILI. PHOTO S. BRUNIER

Pour relever ces défis, l’E-ELT ne compte pas uniquement sur son miroir géant, constitué de 798 segments de 133 formes différentes, assemblés avec une précision diabolique. Les astrophysiciens et les ingénieurs européens vont y associer les prodiges de technologies. Le miroir géant composite débute une chaîne optique de cinq miroirs, dont le second fera six mètres. Le quatrième - 2,40 mètres de diamètre pour une lame de deux millimètres - recèle le secret de l’acuité de l’œil géant. Mille fois par seconde, six mille actionneurs déformeront sa géométrie pour corriger l’image des minuscules effets de la turbulence de l’air, dans la ligne de visée du télescope. Une turbulence mesurée en permanence à l’aide de six étoiles artificielles, créées par autant de lasers, tirant dans le champ de vue. De quoi presque s’affranchir de l’atmosphère, l’ennemie de l’astronome. Maîtres ès optique, les astrophysiciens et ingénieurs français jouent un rôle décisif dans cette technologie clé, contre laquelle ils obtiendront du temps d’observation garanti, précieux dans la rude compétition pour l’accès au télescope.

Après avoir braqué sa lunette sur Jupiter, Galilée, en 1610, rédigeait le Messager des étoiles (Sidereus nuncius) pour annoncer la fin du «monde parfait» qui, à en croire le dogme aristotélicien, régnait de la Lune au bout du ciel. Il y révélait la course des satellites joviens autour de la planète géante, participant ainsi à déboulonner la Terre de son rôle de pivot du cosmos, contredisant la Bible. Quel message l’œil géant de l’Atacama nous délivrera-t-il ?

L’EUROPEAN EXTREMELY LARGE TELESCOPE (E-ELT, EN FRANÇAIS L'EXTRÊMEMENT GRAND TÉLESCOPE EUROPÉEN)  ICI VU DANS UNE COMPARAISON D'ÉCHELLE AVEC UN DES DÔMES DU VERY LARGE TELESCOPE (VLT, EN FRANÇAIS TRÈS GRAND TÉLESCOPE) QUI EST UN ENSEMBLE DE 4 TÉLESCOPES PRINCIPAUX ET 4 AUXILIAIRES À L'OBSERVATOIRE DU CERRO PARANAL, 

Les astronomes européens l’avouent sans honte : au XXe siècle, leurs collègues américains ont mené l’exploration de l’Univers. Aucun sentiment d’infériorité intellectuelle dans cet aveu. Et même la fierté d’avoir, de temps en temps, damé le pion aux collègues. Leurs télescopes de Hawaï ou de La Silla au Chili ont permis de jolis coups scientifiques. La traque aux exoplanètes a même connu son premier succès en 1995 à Saint-Michel-l’Observatoire (Alpes-de-Haute-Provence). Mais les Américains ont découvert les vraies dimensions de l’Univers, son expansion et son contenu gravitationnel, en bénéficiant des télescopes les plus puissants de leur époque installés aux monts Wilson (2,50 mètres en 1917) et Palomar (5 mètres en 1947) puis à Hawaï (le Keck de 10 mètres, en 1993), sans oublier le Hubble Space Telescope de la Nasa, en 1990. La fin du XXe siècle vit l’arrivée des télescopes de 8 à 12 mètres. Une quinzaine, dont les quatre du Very Large Telescope de l’ESO. Combien de télescopes de 30 à 50 mètres seront construits ? Il n’existe pour l’instant que trois projets de ces nouveaux explorateurs du cosmos. Du trio, l’E-ELT, avec ses 39,30 mètres, tient la tête. Le moins puissant devrait être le Giant Magellan Telescope, constitué de sept miroirs de 8,40 mètres accolés - l’équivalent d’un miroir de 24 mètres environ -, que des grandes universités américaines comme Harvard construisent à Las Campanas, également dans le désert d’Atacama. Le TMT, Thirthy Meter Telescope, un projet piloté par les universités de Californie qui doit s’ériger sur le volcan éteint Mauna Kea d’Hawaï, utilisera un miroir de 30 mètres constitué de plusieurs centaines de segments.



Par Sylvestre Huet, le 19 juillet 2012