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lundi 19 mai 2008

« TONY MANERO » : UN FOU DE JOHN TRAVOLTA DANS LE CHILI DE PINOCHET


C'est l'histoire d'un minable tombé en pâmoison devant La Fièvre du samedi soir (1978), le film de John Badham, passant le restant de ses jours à vouloir ressembler à son idole, le personnage de Tony Manero interprété par John Travolta. La similitude entre les deux films s'arrête ici. Disco est un pastiche sans conséquence situé au Havre ; Tony Manero, qui a lieu en 1979 sous le régime du dictateur Pinochet, est une farce macabre d'une force époustouflante, doublée d'une charge contre l'hégémonie américaine.
Raul, la cinquantaine et à moitié analphabète, est la figure d'un bar miteux de la banlieue de Santiago, où il donne, le samedi avec ses danseurs, une pâle réplique des chorégraphies de La Fièvre du samedi soir. Il apprend qu'une émission de variétés consacrée par la télévision aux sosies de célébrités va faire concourir tous les Travolta du pays.
Le film raconte la préparation de Raul au concours. Laquelle se révèle particulière. Car Tony Manero est pour Raul davantage qu'un personnage à imiter. Il est son dieu et sa loi, au point que rien ni personne ne saurait l'empêcher de réaliser son rêve.
Faisant régner par son mutisme la terreur dans sa troupe, subjuguant les femmes qui la composent par ses coups de sang, Raul se révèle un psychopathe issu de la frange sociale la plus défavorisée, aveugle au contexte politique qui l'entoure, sourd à la souffrance imposée par la dictature, amoral au point d'aller jusqu'au crime pour réaliser son projet.
Les cadavres vont joncher son chemin. Y compris celui du projectionniste du cinéma où Raul se recueille régulièrement devant La Fièvre du samedi soir, le jour où le film est déprogrammé pour Grease, autre comédie musicale tournée par Travolta.
PORTRAIT CRACHÉ D'AL PACINO
Cette touche d'humour noir court tout au long d'un film passablement effrayant, mais qui masque son excès symbolique par un style réaliste documentaire. Caméra portée, image sale, faux raccords, flous et décadrages nourrissent une esthétique qui s'inspire davantage du cinéma de la nouvelle vague américaine des années 1970 qu'à la comédie musicale qui fait rêver son héros.
Raul lui-même, joué par le formidable Alfredo Castro, loin d'être le sosie de John Travolta, est le portrait craché d'Al Pacino. On est donc à mille lieues de la magie et du strass disco, mais très près de ces portraits de perdants hallucinés incarnés par Pacino dans des films tels que Panique à Needle Park (1971) de Jerry Schatzberg, Serpico (1974) de Sidney Lumet ou Scarface (1983) de Brian De Palma.
Cette obsession de la ressemblance autour de laquelle est construit le film est aussi une affaire politique, à travers laquelle se règlent des comptes à la fois historiques et contemporains entre l'Amérique latine et les Etats-Unis. Le film montre ce que cela signifie d'être pris dans le regard et la puissance de l'Empire, d'intérioriser sa domination au point de délirer son identité, de participer enfin jusqu'à la folie à sa propre négation.
Raul, serial killer fou de disco, peut ainsi être vu comme une réplique au petit pied d'un Pinochet installé et maintenu au pouvoir par la grâce de l'Oncle Sam. Si le terme n'était aussi péjorativement connoté, on dirait que Tony Manero est un grand film anti-impérialiste.